Discours d’ouverture de l’exposition.
Au printemps certains d’entre vous ont pu assister à cette déambulation baudelairienne à laquelle je vous invitais entre les Vivants piliers de notre Halle des bouchers au milieu des sculptures en « correspondances » de Bernard Pagès et Toni Grand. Après un été passé dans l’atmosphère très jazzy des toiles d’Yves Zurstrassen, nous voici donc aujourd’hui encore, en cette rentrée d’automne, conviés à une autre déambulation, un parcours valsé imaginé par Jérémy Liron pour notre Halle. Je voudrais le remercier d’avoir conçu ce projet autour de nos échanges, nos repérages avec Anne Favier dans la ville de Vienne, le Musée des Beaux-Arts, les monuments emblématiques de la ville et le Musée Gallo-Romain. Toutes les œuvres que vous voyez ici sont donc inédites et spécialement réalisées pour l’exposition.
Jérémy Liron vit à Lyon, artiste reconnu dans sa génération (il faisait partie la semaine dernière des 80 artistes de la scène contemporaine invités au Musée d’Orsay à Paris) il peint des architectures ou des paysages préalablement photographiés dans lesquels, sans s’écarter de la figuration, il atteint une forme d’indétermination, d’abstraction presque, qui permet de montrer à la fois l’objet représenté et son trouble, c’est-à-dire d’un même regard la présence de l’objet peint et le sentiment de son absence.
Vous êtes donc pris, ici, dans un parcours scénographique qu’il a conçu entre les piliers de la halle et les cimaises, découvrant de nouvelles perspectives, un déjà-vu paradoxalement inconnu, dans une sorte de dérive un peu rêveuse, ce plaisir que nous avons depuis l’enfance à parcourir les labyrinthes.
Bien sûr vous reconnaissez des lieux familiers de notre ville, les escaliers de St André le bas, le mur tacheté de l’ombre des platanes sur le mur de la chapelle St Théodore, le théâtre antique ou une vue inhabituelle, au travers des piliers du temple d’Auguste et de Livie, sur l’ancienne prison, un angle d’immeuble si près d’ici entre les rues des Clercs et du 4 septembre, la tête d’une statue vue au Musée des Beaux-arts et sur une gravure ancienne le quai de Sainte Colombe élargi de ce mystérieux « angle courbe » sur lequel fut posé plus tard un des piliers de la passerelle.
Mais vous penserez à la valse viennoise et devant le cabinet de Freud à Vienne vous vous demanderez de quelle Vienne il s’agit, comme si, d’un même songe vous étiez passés de notre ville à son homonyme autrichienne, d’un même pas de valse et l’esprit embrumé vous étiez entrés dans l’expérience d’un trouble, dans d’étranges associations ou dans les rhizomes foisonnants de votre mémoire.
En effet, c’est bien là que vous êtes, dans ce que les orateurs de l’antiquité appelaient un palais de la mémoire, cette série d’objets signifiants qu’ils disposaient devant eux pour mémoriser les étapes d’un discours. Un palais de la mémoire de la ville aussi, avec ses ponts détruits, ses cartes postales anciennes, mémoire de ce lieu même où nous sommes, là où fut vendue la viande des bouchers que l’artiste a rappelé malicieusement avec cette peinture d’une carcasse de viande inspirée de Rembrandt.
Il y a aussi, sur les 4 cimaises latérales, dans une disposition qui fait écho à celle des fragments de mosaïques vus sur les murs du musée gallo-romain, 40 dessins lavés de peinture à l’huile verte et encadrés sous vitre comme des reliques. Ils font partie, ou plutôt ils sont la continuité de la série Archives du désastre composée de figures spectrales, de sculptures antiques dont certaines prélevées sur la Cathédrale Saint-Maurice ou au musée.
Dans son livre qui vient de paraître consacré à cette série, Jérémy Liron cite Francis Ponge : « La fonction de l’artiste est fort claire : il doit ouvrir un atelier et y prendre en réparation le monde, par fragments, comme il vient. » Ce sont ces fragments du monde qu’il nous montre, comme embaumés, relevés de leur ruine, réparés de l’oubli déposé sur eux par le temps. On sait que seules les images permettent de s’approcher des choses très anciennes, qu’il y a urgence à continuer à les voir, fut-ce aux rayons verts des caméras infrarouge, sous ce glacis de transparence aqueuse et verte qui les rapprochent des vanités, rehaussés d’une beauté qui pourrait être celle qu’auraient des marbres antiques au fond d’une mer peu profonde. Ces images ont la beauté neuve de la redécouverte, on pense aux images des statues relevées des eaux il y a quelques années par les plongeurs archéologues dans le port d’Alexandrie. Elles sont des archives glanées dans l’innombrable accumulation de traces qui toutes parlent de nous, de notre humanité. Le travail de Jérémy Liron est aussi celui d’un psychanalyste de cette humanité au bord du désastre, celui d’un anthropologue mais qui aurait anticipé l’absence prochaine de l’homme et dresserait déjà devant nous comme le masque mortuaire d’une civilisation, un registre imaginaire aux pages quasi effacées, avec ces traces de l’histoire humaine auxquelles l’artiste ne donne pas de nom, pas de cartels, pas de légendes en effet pour chacun des dessins de cette série, juste ce geste du regard auquel il nous invite, nous obligeant à nous approcher d’eux au plus près.
C’est pourquoi il m’a semblé utile de demander à Anne Favier, universitaire, critique d’art et commissaire d’exposition, qui a beaucoup travaillé avec Jérémy Liron en particulier sur cette série, d’intervenir ici et je l’en remercie. Chaque texte proposé dans ces sortes de cartels à effeuiller porte la trace graphique d’un prélèvement aux inscriptions présentes sur certaines pierres de notre ville, là où, pour qui sait regarder, tout fait signe, depuis ce mot désir relevé aux pierres romaines enchâssées au mur de St Théodore jusqu’au mot menhir inscrit là, de l’autre côté de la rue, juste en face de notre halle. Tout fait lien, tout entre en correspondance, les mots, les signes effacés par le temps, les graffitis et les images.
Alors je vous laisse entrer dans cette déambulation rêveuse, cette valse lente dans ce palais de mémoire, Jérémy Liron vous en a donné les codes, depuis ce schéma des pas de valse à l’entrée jusqu’à cette maquette comme une notice d’usage dans l’espace physique de notre halle devenu aussi espace mental. Vous le traverserez comme si vous étiez au cœur de votre mémoire, vous demandant que faire « quand le désastre a eu lieu », comme le dit Lionel Bourg dans la préface du livre consacré à cette série, « quand ne subsistent d’un monde menacé que des images accumulées ». Que faire ? Penser : que le monde aille à sa perte ? Ou le regarder comme un camion passant lentement à travers le paysage dans le célèbre film de Duras ? Le réparer comme il vient, par fragments, comme Jérémy Liron dans chacune de ses peintures, chacun de ses dessins ? Que faire avec ces images ? Se tenir debout devant elles comme dans une barque fragile sur le fleuve de l’Histoire. Peut-être les regarder de très près, oui, se dire simplement, philosophiquement, que nous n’avons qu’à être là.