« Ce que nous gardons en mémoire après avoir cessé de regarder »

Le titre : c’est la définition que donne du paysage Gilles Clément. Définition qui articule donc le regard et la mémoire qui sont deux aspects essentiels de mon travail. Cette citation a donc le double intérêt pour moi d’introduire l’exposition en la plaçant sous le signe du paysage, qui est le titre générique d’une série de peintures que je poursuis depuis quinze ans et de l’extraire d’une appréhension technique réductrice en l’assimilant à une perception dans laquelle le travail du regard n’est pas simplement celui de la vue — le paysage en occident se définissant historiquement comme une découpe tracée par une fenêtre, une vedute — mais une activité composite à laquelle prennent part l’imagination et la mémoire.

L’exposition s’organise d’ailleurs en deux sections qui se répondent sur les deux niveaux de l’Abbaye. A l’étage c’est la lumière, les vues sur l’extérieur, le rythme que produisent les ouvertures et les piliers de soutènement des voutes qui introduisent un chapitre auquel je ne pouvais pas accorder cette phrase de Julien Gracq, extraite du rivage de Syrtes : « dans ses yeux passait pour moi le reflet trouble des mers lointaines ». Car l’immense pin qui habite la cour est venu jouer pour moi de plusieurs façons jusqu’à s’imposer comme motif principal des œuvres de l’étage. Immédiatement je l’ai abordé dans l’analogie formelle qui l’associe aux piliers ou colonnes dont il est le modèle et cette verticale a suggéré un travail sur le rythme. Ainsi, plusieurs toiles sont inspirées directement par cet arbre. Mais, « le reflet trouble des mers lointaines » qu’évoque Gracq renvoi également aux associations que ce pin a immédiatement appelées avec mes paysages d’enfance, plus méditerranéens. Il m’intéressait alors que sous le patronage de Gracq et par l’entremise de la mémoire, les paysages d’ici et là se répondent.
Et c’est d’ailleurs l’étage entier que je souhaite investir ou traiter comme un paysage en installant en réponse à ce jeu de rythmes verticaux des sculptures en tables évoquant des étendues et la fluidité proche de l’eau.
Une première partie en somme assez solaire à laquelle répond une seconde à l’étage inférieur, plus sourde, plus inquiète, que j’ai souhaité introduire par un autre extrait du livre de Gracq : « Elle était poignante, cette voix qui reprenait l’étrange et funèbre cantique venu du fond des temps, pareil au claquement d’une voile noire sur cette fête de joie ; cette voix d’entrailles qui se posait si naïvement dans la tonalité lugubre de son passé profond. Et je ne pouvais l’écouter sans tressaillement, pour tout ce qu’elle trahissait de sourde panique ».
Descente qui pourrait se traduire comme une archéologie à travers laquelle c’est sur la mémoire qu’il s’agit de méditer. Les longues tables sur lesquelles sont disposés 80 dessins sombres de la série des « Archives du désastre » invitent à se pencher sur ce qui serait d’abord mal visible, mal lisible avant que les yeux s’habituent à l’obscurité, s’ouvrent et que se laissent apercevoir des fragments, des ruines, des statues et monuments qui proposent une traversée de l’histoire humaine par la trace, la ruine et la mélancolie qui y est attachée. Il s’agit de donner à considérer son vertige et ce qui se dit des passions humaines qui bien souvent mêlent les pulsions primaires qu’avait identifié Freud, d’Eros et thanatos. L’ensemble tient encore du paysage avec ses cheminements, mais aussi du labyrinthe. Dans les parties les plus reculées et les moins éclairées plus rien ne serait lisible, évoquant le caractère insaisissable et comme infini de l’histoire. Organisée de cette manière, cet ensemble peut se lire comme un soubassement à la manière des strates archéologiques, un mausolée, une archive mais aussi une salle d’étude à travers laquelle on erre en se penchant sur des images en forme de témoignages qui peuvent servir d’appui à une mise en perspective de notre propre présent.
D’une manière différente qu’à l’étage mais non sans lien s’articulent encore ce que le titre de l’exposition pointe du jeu du regard et de la mémoire. Ainsi, empruntant à nouveau le couloir et l’escalier qui mène d’un étage à l’autre, retrouvant la lumière les œuvres pourront être regardées à nouveau et considérées d’une manière plus grave sans doute.