Christophe Grossi, Ricordi

Les peuples nomades dessinaient dans l’espace les dérives de leur caravane, se rendant d’un point à l’autre pour suivre les bêtes, accompagner les saisons, pour les nécessités du commerce, de la guerre.
En s’élevant mentalement on peut les voir tracer des lignes à travers les territoires. Leur mode de vie, leur rapport au monde s’écrit dans les voies, les pistes, les routes, aux pages des déserts et des cartes comme plus tard les Situationnistes, les land-artistes – Richard Long, intégrant cette mémoire, fera volontairement de la marche, de la trace son médium, de son corps son outil graphique. Avec eux, ils transportent aussi du point qu’ils ont quitté à celui qu’ils rallient des anecdotes, des témoignages et ce dont ils ont eu l’expérience dans cet espace intermédiaire, transitoire, de la traversée. On dit que c’est là que s’origine la forme du récit : on raconte à ceux qui n’en ont pas la connaissance pratique, l’expérience concrète, un ailleurs que l’on reconvoque par le souvenir, la parole imagée et qui emprunte au trajet même son développé linéaire où l’espace et le temps se confondent. On parle peut-être autant de cet ailleurs lointain, rendu à l’imagination, que du chemin qu’il a fait par soi d’un lieu à l’autre, d’un temps à l’autre pour pouvoir se dire ici comme substitut à son absence. Ainsi, la fille du potier Dibutade traçait elle aussi le portrait en négatif de celui dont elle anticipait l’absence, de celui vécu déjà comme absence et qui n’appelait ce tracé que parce qu’il était destiné à s’y soustraire, à s’y voir substitué. C’est l’ombre d’ailleurs qu’elle détoure sur le mur et l’ombre a déjà symboliquement partie liée avec la mort, ce territoire symétrique du séjour des vivants. Récit et dessins sont voués à remémorer tout autant qu’ils fabriquent une figure imaginaire, une figure en négatif de ce qui échappe ou a échappé. Il semblerait que tout récit, même dans ses tentatives d’anticipation, soit travaillé par la perte, s’écrive au passé. Les récits sont des images manquantes racontées dans les lignes de phrases que l’espace du trajet a formé.
Les premiers écrits que l’on connaît sont des listes, des notes utilitaires pour garder trace et mémoire de décomptes, tenir commerce des recettes et prescriptions liées aux pratiques sacrées – commerce des hommes avec les dieux, comme les premières témoignent du commerce des hommes entre eux. Des listes d’évènements encore, pour accompagner les noms de souverains comme les cycles agricoles accompagnent les saisons ; des calendriers. Quelques phénomènes marquants avec des faits de guerre ponctuent l’histoire de leurs jalons ; et quelques stèles de pierre anciennes exhumées des fins fonds de l’espace et du temps témoignent ainsi de leur érection : « a été dressée tant de jours ou de saisons avant ou après telle révolte, telle victoire ou telle conjonction astrologique ».
L’histoire qui se dessine est trouée et orientée. Elle ne retient que les faits les plus saillants, ceux que celui qui écrit ou qui fait retour sur le passé juge notables, significatifs, dignes d’êtres portés à la connaissance de tous. Elle est du fait de ceux qui ont loisir et capacité de penser ce qui a eu lieu et dont ils ont été les témoins, la capacité d’en faire récit, de l’écrire. A la discrétion généralement de ceux qui ont l’autorité, le pouvoir de la commanditer, de l’autoriser. Les souvenirs sont toujours hors des faits.
Le récit autobiographique n’échappe pas à ces mouvements. On reste sans doute à vie l’enfant qui éclos au monde et en perçoit les échos, les mouvements confus au-dedans, au-dehors. Nous n’avons qu’à nous tenir dans ce réseau d’influences, à recevoir les ondes desquelles on pourrait déduire nos propres contours. Et puis on ramène à soi des bribes, les ombres seulement peut-être de ce qui a échappé et dont nous nous faisons le récit. Pourrait-on seulement vivre en l’absence de ces récits depuis que s’est développée en nous la pensée symbolique?
Christophe Grossi écrit « Mi ricordo » : non pas « je me souviens », mais « je se souvient », comme Nietzsche renvoyant le cogito au mieux à un « ça pense », désubjectivant radicalement l’activité pour bonne part inconsciente dont le sujet perçoit et exploite les mouvements. Comme Rimbaud apercevant dans un décollement comme le sujet échappe ou s’échappe dans l’ « autre ». Depuis l’invention de l’écriture on a d’ailleurs laissé à cet autre graphique le soin de se souvenir pour soi, comme on avait auparavant confié aux récits de nous raconter l’insaisissable de l’existence pour faire danser dans leurs ombres des figures à même d’illusionner les sens. Combien de fois nous nous sommes vu jouer dans nos souvenirs d’enfance comme si nous nous tenions par-dessus notre épaule à lire à une histoire que l’on se tendrait à soi-même ? Ce que nous croyions avoir vécu nous a été rapporté, on en a vu des photos. Aujourd’hui la mémoire dépose un peu partout, dans une tapisserie, un meuble suranné, dans une chanson populaire, les faites divers d’un journal, le tour cycliste à la télé ; et qu’untel ait passé un col en tête est un ce ces petits évènements qui font jalons, repères dans nos petites existences.
C’est parce que ça échappe, parce que l’on en a perdu le souvenir, parce que l’on n’a pas tout vu, tout vécu, qu’écrire appelle. On tente de tracer une figure probable, sinon plausible. On liste ce que l’on sait, ce que l’on croit savoir, ce dont on voudrait se souvenir. C’est comme un psaume, une litanie : Mi ricordo. 480 fois.
L’histoire est quelque chose de troué et de discontinu. On n’en accroche que des bribes. Tout ça joue, s’articule librement. C’est relire quelque chose qui est là dans ce qui nous entoure et dont on a la mémoire. Repérer les liens, le jeu de liens dans lequel on se retrouve pris. Le pus gros échappe dans des ellipses mais joue quand même sa part depuis l’autre bord. Quelque chose boucle. Quelque chose se désigne du devenir fiction qui borde nos désirs et nos oublis. Hors-champ sans lequel il est difficile d’être. Autant de notes que l’on se retrouve à écrire (dans un train entre Lyon et Marseille) en lisant Christophe Grossi, constatant la/les fiction(s) qui s’esquissent dans chaque fragment de ses Ricordi ou dans l’espace intervalle qu’ils laissent entre eux. Le coup de force de Grossi est peut-être de parvenir dans cette économie, dans ces détours, dans ce langage à restituer toute l’épaisseur d’un temps, d’une époque, d’une culture, d’une sensibilité ; une histoire en même temps que ses passagers particuliers dans leur humanité. Il n’en fallait pas moins pour que le spectre qu’il convoque depuis la dépêche, le titre de journal jusqu’à l’anecdote la plus anodine qui parce qu’elle s’insère dans ce vaste projet en devient signifiante s’épaississe et prenne vie. Mi ricordo : « Des festins d’étoiles quand il croquait sa lune ». « De l’arrivée de la télévision ». « De ceux qui ont dû s’inventer une famille une fois les voyelles finales gommées ». « Du lancement de la Fiat 500, le 4 juillet 1957 ». C’est quelque chose d’à la fois précis et diffus. L’histoire dans sa schématisation conceptuelle fige les choses dans des catégories, les abstrait. Ce qui relève de la poésie dans Ricordi c’est la mémoire de cette perte et comment l’auteur par petites touches redescend à auteur de vies d’hommes. « Mi ricordo : qu’il est entré dans un cinéma un après-midi parce que poursuivi par son ombre et pour la semer dans le noir ».
Un beau livre que l’on n’épuise pas.

Ricordi, de Christophe Grossi, éditions L’atelier contemporain. Dessins de Daniel Schlier, prière d’insérer d’Arno Bertina.

3 Commentaires

  1. arletteart

    Textes ,images ,réflexions toujours aussi pertinents dont je garde une copie pour rebondir sur d’autres textes -images- réflexions
    Merci pour ce bel échange AA

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  2. arletteart

    Bis … Dates des derniers articles sur mon blog qui citent vos écrits

    9 octobre 2014 – 19 Octobre -14 Novembre – 18 Novembre
    23 Février 2015

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    • jérémy liron

      merci pour ces lectures et ces retours. Toujours heureux que ça dialogue, ricoche…

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