Les heures

Les livres d’Heures avaient, au Moyen-Age dans l’Europe chrétienne, cette fonction de consigner à l’usage des laïcs la liturgie des Heures, cette prière quotidienne divisée en Offices organisant la vie religieuse tout au long de la journée. Liturgie à laquelle furent adjoints au fil des siècles un bréviaire de textes religieux, des psaumes, cantiques, hymnes, prières d’usage, morceaux choisis et versions abrégées des évangiles. Si l’on n’a plus souvenir généralement de leur contenu, ni de leur usage exact aujourd’hui, nous reste cette idée d’une découpe du temps ou d’extraction à la continuité de moments singuliers, significatifs venant la ponctuer. Par un glissement sournois, le pouvoir et le raffinement des commanditaires se manifestant dans les miniatures accompagnant les texte, un livre d’Heures apparaît d’abord dans la mémoire collective, à l’exemple des « belles » ou « très riches heures » du Duc de Berry comme un trésor d’illustrations émergeant en autant d’épiphanies d’un texte indéchiffrable.
A cet imaginaire se mêlent tout autant les récits épiques de la tapisserie de Bayeux que les silhouettes homériques qui ornent les flancs des cratères grecs antiques et les scènes stylisées qui se développent ou se nichent sur les parois de grottes préhistoriques. Jusqu’à ce que ce terme d’Heure s’accorde et se confonde à ces images qui font l’effet de témoignages précieux, presque de reliques échappées à la nuit des existences individuelles ou collectives, à cet engloutissement auquel travaille le temps.
Ainsi, ai-je longtemps cru que ces « très riches heures », étaient un florilège de faits remarquables qui avaient émaillé la vie de ce Duc et qui nous parvenaient en manière d’instantanés d’un de ces rares et estimables ouvrages ouvrant quelques délicates fenêtres sur des temps et des événements révolus et sinon sans images.
Une sentence placée en légende des cadrans solaires rappelle aussi que « toutes les heures blessent et que la dernière tue », parfois accompagnée d’une dernière remarque, plus personnelle : « tu ignores la tienne ». « Chaque heure fait sa plaie, et la dernière achève » écrira Théophile Gautier. « Chaque jour de plus est un jour de moins », reprendra une complainte populaire, rappelant par le décompte notre nature mortelle et le tragique de l’existence. Déclarations qui nous invitent soit à la manière épicurienne à apprécier chaque instant de notre vie humaine puisque ceux-ci sont comptés soit, en une forme de vanité, à mesurer à cet universel le caractère anecdotique de celle-ci, le peu de prise que nous avons dessus qui font notre lot commun, invitant alors à quelque humilité et soumission au dessein impénétrable du tout-puissant.
A notre sensibilité moderne, l’iconographie japonaise d’Edo (entre le XVIIème et la moitié du XVIIIème sicèles), son désormais célèbre « monde flottant » (ukyo-e), ses vues du Mont Fuji par Hokusai ou d’Edo (Tokyo) par Hiroshige et leur caractère de séquence photographique ajoute aux heures une certaine mélancolie, comme le font les souvenirs de voyage ou de vacances. Les images sont au passé, ce que la photographie et son « ça a été » accuseront encore, ou margées d’un halo d’irréalité, nourrissant la légende. Les « belles heures », par un détournement de la formule deviennent de bons moments dont on se souvient par l’entremise d’images dites « images-souvenirs » que la carte postale exploitera, des reliques, presque des fantasmes.
« Les heures claires » : je ne sais qui baptisa ainsi la villa que la famille Savoye commanda au Corbusier à la toute fin des années 1920, à 30 km de Paris pour y venir passer ses weekend. Véritable objet d’architecture, ignorant à peu près le cahier des charges bien timide établi par les propriétaires et jusqu’au contexte de son implantation, semblable à ce presse-agrumes que réalisera quelques décennies plus tard le designer Philippe Stark, la villa ne sera que très peu habitée, entre 1931 et 1940, avant d’être occupée pendant la guerre et dégradée. J’ai du mal à croire, compte-tenu des défauts d’étanchéité et de chauffage qui marquent la première année de leur emménagement que les Savoye aient immédiatement vu en leur nouvelle maison la promesse de séjours où tout ne serait, selon le poème de Baudelaire qu’un des hérauts français de l’art moderne, Henri Matisse, a justement illustré quelques 25 ans auparavant, que « luxe, calme et volupté », topos de vacances éternelles et de bien-être édénique.
Si le presse-agrume ne nommait sa fonction que pour prétexte ou pour mieux s’en affranchir, se maintenant au moins théoriquement à la marge des objets d’art dépourvus de toute fonction utilitaire tout en finissant par assumer sur une étagère sa nature sculpturale, le couple Savoye entend qu’à minima la maison qu’elle a fait construire, et dont le coût à la fin du chantier au passage avait exactement doublé, soit hors d’eau et habitable, sinon confortable. Dans une lettre à l’architecte ils se plaignent et réclament reprise des malfaçons, en vain. Les terrasses ne sont pas étanches, et au bout de quelques mois il faut déjà refaire les peintures, « il pleut, nous grelottons ».
« Les heures », c’est peut-être davantage la promesse que dessinent les agencements, la spiritualité qu’insuffle l’architecte dans un mélange de pragmatisme utilitaire et de grâce constructive. Cette clarté que l’hygiénisme de l’époque appelle, fait d’aérations, de lumière et de surfaces lisses. Presque jamais habitée, la maison est, on l’a dit, un manifeste. Elle est peut-être même une utopie ou un rêve. Ces heures sont peut-être alors ces quelques instants fugaces, rares, où dans son irréelle blancheur, cet objet qui tient de la sculpture ou de la pensée la plus théorique aura laissé entrevoir une existence et presque un monde que la vie courante s’est ingéniée à étouffer, à saper. Ce seront ces images qu’il faudra retenir, accueillir dans quelques replis de son âme et serrer là comme un bien précieux. La manière des espaces de s’engendrer et dialoguer sans rupture, et cette lumière encore qui, jouant sur les surfaces devait devenir la véritable obsession du peintre Edward Hopper outre-Atlantique. Une artiste contemporaine discrète, Marie-Claire Mitout, construit ainsi ce qui s’apparente à l’œuvre d’une vie, confiant à des images semblables à des miniatures le récit de ses « plus belles heures ». Moments choisis, discrets eux aussi, c’est à dire, très littéralement séparés, distingués. Ce qui est peut-être la première définition de l’art et sa première manifestation, dans le seul regard d’abord, celui qui considère et dans la lecture, le prélèvement, le détournement d’objets que l’on ne qualifiait pas encore alors de « ready-made ». Ce qu’indiquera l’historien de l’art Jean-Marie Pontévia par sa formule : « naissance de l’art signifie apparition de la figure », non pas nécessairement du figuratif, mais du figural entant que rythme.

Ainsi sont peut-être pour nous aujourd’hui les heures : des fragments qui, par l’émotion qu’ils ont suscité, l’étrange décollement qui les a découpé dans la continuité de vivre en font une collecte d’instants. Des révélations un peu mélancoliques d’échapper à une saisie complète, cernées de la marge floue des moments. Et il se peut que la plupart des tableaux que j’ai réalisé soient le témoignage, le souvenir ou l’expression de ces moments parfois fugaces, de ces images talisman qui composent le journal de mes heures. Des prières toutes laïques, un recueillement, comme une manière de recueillir.

3 Commentaires

  1. Annick Nay

    Texte très riche que je prendrai le temps de relire.Je me permet une suggestion / 7Dernier paragraphe, 2eme ligne: continuité du vivre au lieu de de vivre ?

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  2. Michelle Marquis

    Il était… TEMPS.
    L hommage rendu et la pensée associée : pour notre horloge d or et de plastique.
    Merci.
    Nb : Me semble me souvenir que les filles du Duc de Berry se nommaient Douce et Bonne.

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