Marie-claire Mitout, les plus belles heures

Vous passez devant les choses, glissez à la surface. Une mer. Un océan. Tout vous dépasse, en étendue comme en profondeur. L’art est comme la vie, l’amour, l’autre et ces quelques choses qui, même dans la proximité, même dans l’intimité vous restent inabordables. Tout. Sous les yeux les touches et les couleurs, les figures et les accords, les motifs, un personnage qui est assis, pensif, depuis la fragilité mate d’une gouache, une scène dans un jardin, une chambre, un tableau même, dans cette espèce de clin d’œil et de connivence qu’instaure l’image dans l’image. A portée de main, tout vous regarde de loin dans l’horizon de votre propre regard. La vue tâte son impuissance, plus tragique encore que celle des mains. Les yeux fouillent le vide sans rien avaler, comme les amants se cherchent.
Au contraire des choses de la vie qui adviennent continuellement dans la succession des moments et leur mouvement on pourrait s’attarder à l’immobilité d’une image et la sonder comme la boire. Tenter de la saisir dans la mémoire et dans le corps dans tout ce qu’elle met en jeu, dans tout ce qu’elle convoque, dans ce qu’elle manifeste et ce qu’elle raconte. Mais si cela déjà seulement était possible, l’œil sollicité au-delà de l’image répond ailleurs d’un écho, se perd en un tumulte d’appels, de conversations et de silences. Un paysage se déploie qu’il ne peut ignorer. Au-delà du regard. Plusieurs centaines d’images, comme autant de sirènes, affolent le gouvernail mental, offrant autant de points d’entrée dans ce vaste ensemble et autant de perspectives. Les voix passent les unes par-dessus les autres, percent le tumulte, sont reprises. Une vie ne se laisse pas si aisément saisir. L’immobilité échappe dans la multiplicité. En vérité se joue là quelque chose de semblable à cette carte qu’imagine Borges dans une de ses nouvelles et qui, dans son souci d’exactitude, atteint aux dimensions de l’étendue réelle qu’elle recouvre. L’œuvre totale aurait l’envergure et la complexité d’une vie, et une vie entière serait nécessaire à seulement la parcourir. Là où l’arbre se tient dans le temps, depuis son immobilité, se liant à son milieu, que pouvons-nous saisir dans notre mobilité et notre brièveté ? Alors les larmes viennent que toute l’âme s’affronte à quelque chose qui tout à la fois échappe et impose une butée. Le beau désespère, écrivait Valéry. Sans doute cette impuissance qualifie le vertige auquel le désir s’aiguise de n’être jamais satisfait. Il faut reprendre : c’est comme à la fenêtre d’un train, sur le siège passager d’une voiture, chaque image à peine formée est chassée par celle qui vient et en aspire au-dedans l’écho. L’ensemble ne se laisse pas embrasser. L’œil passe de l’une à l’autre dans un appétit qui ressemble à une fuite désespérée, pareil à ces insectes qui buttent à la vitre des après-midi entiers. On sent bien que nommer et décrire c’est encore se tenir à la surface. Travail de commentateur, dit Benjamin, quand le critique s’affronte à l’énigme du vivant.
Chaque tableau, comme une station, n’est-il pas pourtant une tentative de faire échapper au courant des heures celles-là plus significatives que d’autres dont l’épaisseur singulière nécessite qu’on les considère et qu’on les retourne sur elles-mêmes comme pour se donner soi-même à lire à sa propre vie ? Chaque page des plus belles heures n’est-elle pas la balise ou le nœud d’un travail de mémoire ? Et si l’histoire n’est jamais que ce que le présent reconfigure sans cesse pour se donner sens dans les deux sens du terme, c’est-à-dire signification et perspective, ce qui ne pourrait être qu’une tentative désespérée de consigner et retenir ce qui va et s’estompe dans le sillage de vivre devient finalement ce récit illustré par lequel la vie se double. Chaque scène, chaque tableau alors tout à la fois vient toucher au plus intime de la vie privée, ouvrant une fenêtre sur des moments sans publics où les pensées, les ressentis se mêlent aux reconstitutions et échappe dans le récit, ses déploiements, ses trappes, ses fictions. L’ensemble tiendrait de ces galeries dans les cavernes aux parois desquelles déposent des récits, animaux affrontés, d’autres chevauchant, scènes de chasses surimpressionnés de quelques ponctuations ou grilles comme autant de légendes ou d’antiques phylactères. De ces images qui se mêlent aux fumées et survolent les réunions tardives autour d’un feu, guidées par les voix. Des récits pour apprivoiser le vertige, apaiser l’effroi, pour donner forme stable à ce qui tient des mouvements, de l’écoulement, du flux. Moins pour expliquer que pour dire.
Ainsi, il y a une thérapeutique du dire qui prononce et indique, dévoile et déplace ce qui, tournant confusément en soi, tenait de la hantise. Remémorations affectives, comme disent les psychanalystes, les heures adviennent dans les images qui les racontent et les traduisent, les scénarisent à la manière d’un théâtre cathartique, les libèrent et les convertissent, les subliment peut-être. Platon, qui rapproche la catharsis des rites funéraires en fait un mouvement de purgation ou de purification qui permet d’accéder au savoir. Et si le savoir est sagesse pour celui qui se nomme lui-même  » sapiens « , il s’origine aussi dans les opacités physiques des saveurs (sapere). La discrimination conceptuelle cède à une connaissance plus sensible pour ne pas dire sensuelle : impressions, sensations, teneur, saveur de l’instant, émotions, autant de choses qui ont passé par le corps et l’on reconfiguré un instant dans ses équilibres intimes.
Ce texte sans doute n’existe pas autrement que comme transfiguration de ce qui a été manqué, tentative de ressusciter quelque impalpable perçu par la sonde du corps. Manière d’étayer un élan, tissant une page du grand livre d’heure qui marque les motifs de mes propres méditations.

 

Exposition à Les loin pays, Lyon, juin 2018.
Illustration : Marie-Claire Mitout, La vague (détail).

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