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Paris, le 26 oct. 05, mardi prochain c’est férié.

Il est vrai aussi que pour les choses de l’écriture, je pars avec une certaine longueur de retard ayant en premier lieu traversé mes années d’études comme par transparence (je faisais figure d’incrustation cinématographique artificiellement apparié à un décors) je n’ai naturellement aucun acquis là où la majorité y faisait ses premières valises. Les fondements même de l’apprentissage me paraissent extrêmement lointains et en quelque sorte me sont préhistoriques. Ces moments appartiennent à un individu que je ne suis plus et je n’ai qu’une idée vague des conceptions qui étaient alors les siennes. Il est plausible que l’expérience du monde qui était la mienne avant que je ne sois celui que je suis ait été d’un ordre pré conceptuel, intuitive. Mes rêveries chroniques tressaient une sorte de voile de Maya à travers les choses n’apparaissaient que sous une forme lacunaires. Quoi qu’il en soit, je suis aujourd’hui dépositaire, héritier de carences et de lacunes. Et devant un problème d’importance, j’ai l’esprit empêché par de cruels doutes orthographiques qui me rendent Edmond Jabès familier lorsqu’il écrit : « mon Dieu, faites qu’à l’école, demain, je sache orthographier « chrysanthème », qu’entre les différentes façons d’écrire ce mot, je tombe sur la bonne. » Les mots me paraissent à certaines heures issus d’une contingence invraisemblable, désespérée. Pareillement mes phrases et mes idées se cachent devant l’aridité des sujets de dissertation généralement proposés. Non pas que les questions posées au fond ne soient pas essentielles mais l’impression que tout cela n’est jamais formulé de la bonne façon. Le sujet sans doute, est bon, la question, déplacée. Car naturellement, le sujet fait parti des préoccupations essentielles que tous les discours recoupent sans cesse sans jamais en satisfaire l’issue. Mais l’élocution qui prend forme en un texte, une question où une forme plastique sera à même de procurer du plaisir, le plaisir de la ballade, d’une dérive fructueuse. Et sans ce portillon ouvert sur un fond de jardin et puis, plus loin, sur le monde, il m’est difficile d’aller me perdre. Si les choses se construisent de proche en proche, par affinités et renvois, le point de départ ne constitue qu’un prétexte et nous sommes loin de la dissertation réglementaire aux trois parties assujetties à l’incipit par une introduction. Aujourd’hui encore j’ai une inclinaison naturelle à vivre certains moments comme on feuillette un livre négligemment, tombant tantôt sur une page déjà lue, tantôt quelque chose que je ne connaissais pas. A la façon d’une rêverie. Me définissant volontiers à la manière de Shakespeare comme « fait de l’étoffe dont sont tissés les songes », vivant une « vie qui aurait pour frontière un sommeil ». Le décor, selon l’acception Wittgensteinienne de l’art, serait flou et ouvert, dénué de définition nécessaire et suffisante. Et j’ai toujours entretenu une certaine connivence avec la définition de Roland Barthes qui dit que la littérature est tout simplement ce qui s’enseigne sous ce nom à un moment donné. Les choses seraient ce que l’on considère comme telles à l’heure actuelle, la représentation que l’on s’en fait compte tenu de cos capacités et qualités culturelles et sensibles. Ca peut ressembler à un expédient mais je maintiens sa pertinence.

Bien entendu les auteurs que j’ai détournés dans mes propos ne peuvent être tenus pour responsables.

Des nouvelles du front… Paris, le 3 nov. 05

Toujours en réaction à mon improbable insuffisance culturelle dans le cadre de la préparation à l’agrégation, j’ai momentanément mis de coté Schopenhauer pour lire l’ouvrage de Gilles Deleuze sur Francis Bacon, La logique de la sensation. L’un étant moins épais que l’autre donc plus aisément transportable dans le métro et plus gratifiant au niveau de la lecture puisqu’au bout de 80 pages c’est déjà la mis parcours tandis que pour Le monde comme volonté… le même nombre de pages lues, on est encore dans l’introduction. Quoi qu’il en soit, on n’en sort pas aisément. Il n’est pas de seuil de savoir suffisant. Tout le mal que l’on se donne ressemble à creuser un trou qui se rebouche tout seul au fur et à mesure.

Donc, j’ai lu une bonne partie du livre de Deleuze ne voyant pas très bien ce qu’il pourrait dire de Bacon sinon cette particulière présence hystérique que chacun aura déjà noté. Cependant, tournant les pages dans le métro cahotant entre Châtelet et Denfert, j’ai considéré un passage et plié un coin de page. Certainement cela vient du fait qu’il m’a semblé l’avoir déjà lu.

– C’est une erreur de croire que le peintre est devant une surface blanche. La croyance figurative découle de cette erreur : en effet, si le peintre était devant une surface blanche, il pourrait y reproduire un objet extérieur fonctionnant comme modèle. Mais il n’en est pas ainsi. Le peintre à beaucoup de choses dans la tête, ou autour de lui, ou dans l’atelier. Or tout ce qu’il a dans la tête ou autour de lui est déjà dans la toile, plus ou moins virtuellement, plus ou moins actuellement, avant qu’il ne commence son travail. Tout cela est précisément sur la toile, à titre d’images, actuelles ou virtuelles. Si bien que le peintre n’a pas à remplir une surface blanche, il aurait plutôt à vider, désencombrer, nettoyer. Il ne peint donc pas pour reproduire sur la toile un objet fonctionnant comme modèle, il peint sur des image déjà là, pour produire une toile dont le fonctionnement va renverser les rapports du modèle et de la copie. Bref, ce qu’il faut définir, ce sont ces données qui sont sur la toile avant que le travail du peintre commence. Et parmi ces données, lesquelles sont un obstacle, lesquelles une aide, ou même les effets d’un travail préparatoire.

En premier lieu, il y a des données figuratives. La figuration existe, c’est un fait, elle est même préalable à la peinture. Nous sommes assiégés de photos qui sont des illustrations, de journaux qui sont des narrations, d’images-cinéma, d’images-télé. Il y a des clichés psychiques autant que physiques, perceptions toutes faites, souvenirs, fantasmes. Il y a là une expérience très importante pour le peintre : toute une catégorie de choses qu’on peut appeler clichés occupent déjà la toile, avant le commencement. C’est dramatique. Il semble que Cézanne ait effectivement traversé au plus haut point cette expérience dramatique : il y a toujours-déjà des clichés sur la toile, et si le peintre se contente de transformer le cliché, de le déformer ou de la malmener, de la triturer dans tous les sens, c’est encore une réaction trop intellectuelle, trop abstraite, qui laisse le cliché renaître de ses cendres, qui laisse encore le peintre dans l’élément du cliché, ou qui ne lui donne pas d’autre consolation que la parodie. D.H. Lawrence a écrit des pages splendides sur cette expérience toujours recommençante de Cézanne : « Après une lutte acharnée de quarante ans, il réussit pourtant à connaître une pomme, pleinement, un vase ou deux. C’est tout ce qu’il réussit à faire. Cela semble peu de chose, et il mourut plein d’amertume. Mais c’est le premier pas qui compte, et la pomme de Cézanne est très importante, plus importante que l’idée de Platon… Si Cézanne avait consenti à accepter son propre cliché baroque, son dessin aurait été parfaitement bien selon les normes classiques, et nul critique n’y aurait trouvé à redire. Mais quand son dessin était bon selon les normes classiques, il semblait à Cézanne complètement mauvais. C’était un cliché. Il se jetait dessus, en extirpait la forme et le contenu, puis quand il était devenu mauvais à force d’être maltraité, épuisé, il le laissait tel quel, tristement, car ce,’était toujours pas ce qu’il voulait. C’est là qu’apparaît l’élément comique des tableaux de Cézanne. Sa fureur contre le cliché le faisait parfois le changer en parodie tels que le Pacha et la Femme…Il voulait exprimer quelque chose, mais, avant de le faire, avait à lutter contre le cliché à tête d’Hydre dont il ne pouvait jamais couper la dernière tête. […] Je suis convaincu que ce que Cézanne désirait lui-même était la représentation. Il voulait une représentation fidèle. Il voulait simplement qu’elle fût plus fidèle. Malgré ses efforts, les femmes restaient un objet cliché, connu, tout fait, et il ne parvint pas à se débarrasser de l’obsession du concept pour arriver à une connaissance intuitive. Excepté avec sa femme : chez celle-ci il parvient enfin à sentir le caractère pommesque… Avec les hommes, Cézanne y échappa souvent en insistant sur le vêtement, sur ces vestons raides, aux plis épais, ces chapeaux, ces blouses, ces rideaux… Là où Cézanne échappe parfois complètement au cliché et donne vraiment une interprétation entièrement intuitive d’objets réels, c’est dans ses natures mortes… Là il est inimitable. On ne peut imiter le véritable caractère pommesque. Chacun doit lui-même en créer un nouveau et différent. Dès qu’il ressemble à celui de Cézanne, il n’est rien… » –

Tu remarqueras en passant que la moitié du passage que je t’ai copié n’est pas de Deleuze mais cité par lui. Je crois qu’une des choses qui me rebutent le plus chez lui, c’est en fait son écriture, pour moi tout à fait désagréable. De plus, une personne qui lisait le pli m’a fait remarquer il y a peu que s’improvisant mathématicien ou quelque chose semblable il énonçait des choses pleines de confusions d’où la rigueur faisait défaut.

Quoi qu’il en soit ça fait parti des choses qui doivent nous être infiniment familières. Et de lire Deleuze.

Encore pris dans les brumes du sommeil, j’ai traversé ce matin le tumulte d’un cour d’esthétique au pas de course. N’ayant plus depuis 6 ans la pratique quotidienne de l’écriture manuelle, une crampe de poignet m’a stoppé net avant la fin du cours tandis que les concepts continuaient de fuser. Souvent je n’ai le temps que de noter le début de la phrase et termine par des petits points à bout de souffle. Ce matin ça a commencé fort citant coup sur coup Wittkower, Heimich, Panofsky et Kliesteller. J’ai orthographié au feeling. Au risque de passer pour nombriliste, ce qui m’a le plus intéressé durant le cour c’est l’espèce de schizophrénie dont je faisais preuve en repérant successivement les fautes d’orthographe que je commettais. Peu habitué à la prise de note rapide, une partie de moi profite de l’occasion pour déballer tout son savoir faire en matière de dyslexie. Ainsi je me suis surpris à écrire des choses superbes comme la volontai. A plusieurs reprises encore, j’écrivais systématiquement de à la place de ne. Curieux ! Comme il arrive parfois en tapant sur le clavier de retourner quelques lettres ou syllabes parce qu’on va trop vite, il m’est arrivé d’écrire un A majuscule en début de ligne au lieu de La… Le réflexe de la majuscule pour le premier mot de la phrase arrivant avec un peu de retard et se fixant sur un A qui pour le coup évince le L. Je vais pas tout noter mais surgissent parfois des onomatopées issues de contractions vertigineuses de mots ou même de phrases. Car j’imagine que la main qui écrit prenant du retard sur la voix qui dicte, il arrive un moment où si la main obéit à la voix extérieure plutôt qu’à la voie intérieure. C’est une activité complexe que d’écouter simultanément une voix extérieure et une voix intérieure qui récite plus lentement le même texte tandis qu’une autre partie de l’entendement continue d’enregistrer la voix extérieure avant de la soumettre à la voix intérieure qui dictera la main. J’imagine une zone de mémoire tampon qui enregistre et redistribue absorbant les différences de flux. Après analyse du système, un parasitage de temps en temps me semble fatal.

Décidément, je suis bien mal barré.

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