« Beau comme… »
Lautréamont
« Je fais l’éloge du mot comme, le plus important peut-être de tous les mots, celui qui tient lieu de la copule, celui qui marque l’égalité dans la différence, celui qui est le signe même de la poésie. »
André Breton
J’ai un jour recherché en vain un éloge du comme dont je croyais me souvenir qu’il était de Breton. Et peut-être se trouve-t-il en effet dans son œuvre foisonnante, niché en un lieu que je n’ai pas su retrouver, mais après tout l’ai-je aussi possiblement rêvé, extrapolant une remarque ou ricochant sur le fameux vers de Lautréamont.
J’ai fait et fais encore grand usage de la comparaison, excessivement sans doute, dédaignant la métaphore, aimant suivre une pensée qui se fait, tâtonnante, par rapprochements, similitudes et avouant presque dans ce mouvement même l’indicible qu’elle travaille et qui l’empêche de conclure définitivement. D’autres font grand usage d’adjectifs, resserrant par le nombre. Et ça m’arrive aussi.
On accueille le nouveau-né comme ça en lui cherchant le nez de sa mère, le menton de son grand-oncle, ou une moue imputable à telle autre parentèle et qui le situe dans le buissonnement génétique de la famille. Sans ça croit-on, il flotterait solitaire, insaisissable, insulaire, nous regardant de loin.
Sans cette triangulation qui permet de dégrossir dans la continuité du monde des objets et de les discriminer, les classer, les rendre intelligible, l’expérience que l’on en a confinerait au vertige. Le monde serait rond. Et l’on buterait sur des considérations aporétiques : une rose est une rose est une rose est une rose…
Alors on se retrousse les manches : une table est un quadrupède au dos plat et sans tête ni queue. Un peu comme une chaise, mais généralement plus haute (hormis s’il s’agit d’une table basse), et dépourvue de dossier. D’ailleurs on ne s’y assoit que pour mettre les pieds dans le plat, sinon on se tient sur ses bords, y appuyant ses avant-bras ou plus cavalièrement ses coudes.
On commence peut-être à s’en faire une image approximative. Précisions encore : une table c’est comme un morceau de sol, mais relevé, de manière à ne pas manger par terre. Ou un plateau de grande dimension que, lassé de porter, et pour se libérer les mains, on aurait muni de pieds. De plus, une table est bien souvent faite de bois, comme les arbres, et comme les cuillères à touiller la soupe et comme les allumettes ou les plumiers, les manches de bêches.
Les poètes on le sait, convoitent bien souvent des objets plus insaisissables encore auprès desquels ils tentent, c’est leur manière, de fructueuses approches. Bien souvent même, ils ne savent qu’imprécisément ce qu’ils lorgnent ou scrutent, agitant les mots pour dégager le brouillard. L’un d’entre eux un beau jour voulut dire la grâce, la délicatesse d’une fille qu’il avait rêvée et trouva tous les qualificatifs bien communs pour dire l’exceptionnel. Ferraillant en passant inlassablement à côté il finit par écrire que celle-là était comme une rose ou comme la rosée du matin. Nombreux là-dessus s’y engouffrèrent et c’était à qui trouverait la formule pour déverrouiller le réel ou la vie même, ou déciller les yeux. On osa tout. Elle était belle comme on tue. On fricota avec les simples gens qui poétisaient sans le savoir à longueur de journée. Bon comme le bon pain, la redondance était possible et on sentait la farine et la mie, le fumet du pain chaud, la pense réconfortante du boulanger, son visage joufflu, sa main sympathique. On compara à foison. La terre était bleue comme une orange. Le temps long comme un jour sans pain. Le fardeau lourd comme un âne mort.
A force de nouer les choses entre elles de proche en proche, en une euristique panthéiste, on formait un réseau tenu de correspondances intertextuelles maillant très finement le monde. Ç’en était même la définition la plus synthétique : on appelle monde un sentiment d’unité et de presque familiarité issu d’un travail de tissage ou de renvois. Il s’en faut de bien peu qu’on conclue : un réseau de comparaisons.
Or on avait attendu longtemps après les listes de Prévert, les souvenirs de Pérec, les milliards de poèmes de Queneau, qu’un se saisisse de cette matière-là, lui rende hommage en quelque sorte, avec l’ironie ou la bonhomie qui convient, et, façon cut up, recense en longues listes ces comme. Les rendent à leur jeu fou. Car, on l’entend, l’analogie peut nous mener loin. C’est même un mode de locomotion. Un trottinement.
« comme des agneaux dans une prairie
couverte de linges
comme des aigles face au vide
comme des aigrettes
comme des ailes de paillettes »
Entrevoit-on quelque chose ?
« Comme à la fenêtre d’un brouillard qui ne demande qu’à entrer
Comme à la fête foraine
Comme à la fosse
Comme à la guerre
Comme à la lenteur des murs
Comme à l’amour languide et souple et engourdi »
Ainsi va-t-on, d’une cadence chaloupée.
« comme ces échos du jour dans le sommeil »
« comme coudre les bouches derrière les masques »
« comme à l’issue d’un rêve »
« comme à la guerre »
Trois cent pages durant. Guidé, comme Dante par Virgile, par Johan Grzelczyk. Jusqu’à la jouissance nauséeuse, hallucinatoire du vertige. Comme à regarder l’écho de nos propres pensées réverbérer sans fin dans un billard à plusieurs bandes.
C’est tout comme, Johan Grzelczyk, éditions Ni fait ni à faire.
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