Crasse, de Laurent Bookenhooghe et Christophe Pairoux

« Un beau désordre vaut mieux qu’une inerte ordonnance »
Eugène Savitzkaya

« La beauté sera convulsive ou ne sera pas. »
André Breton

Crasse déjà, le titre : direct, frontal dans tout ce qu’il ouvre de zones sombres, marécageuses. On s’attend à entrer de plein pied, sans mise en scène ou prétexte fabriqué dans cette matière poisseuse de temps, d’abandon, d’usure des corps, de négligences, de lente dégradation. De sordide même. Un truc vaguement désespéré ou résigné.
Le reste vient en cascade ou presque, deux voix alternant. Et ces deux voix seront la seule ponctuation. Dans chaque bloc de texte une confession, un corps qui s’épanche à dire les violences, le sexe, le sale, l’intrication d’émotions lasses, le réduit sans issue apparente de ce théâtre. Monde de commerces cyniques, de draps sales, de cassures, de crasse donc dans sa forme baroque domestique de chambre de passe que le travail de langue, dans cette interminable phrase noueuse modèle ou festonne.
Il y a du Beckett peut-être dans cette architecture parlée oppressante, sans issue, noueuse et lénifiante dans laquelle une conscience abâtardie, intranquille, se retourne sans cesse sur elle-même le long d’une interminable nuit, non sans quelques soubresauts.
« c’est la vie seul possible de surcroît difficile à définir que cette résolution dite redite version de ton avance définie alimente patauge donc ces derniers mots que tu recommences sans fin à t’exprimer mal qui inachevé encore quand il faudrait savoir de quoi on parle avant que je ne me mette à ramper »
Jungle équivoque, sac de nœuds indémêlable, apathie névrotique dans laquelle il semblerait qu’on ne ferait que tomber ou répéter quelques gestes absurdes, insensés, à s’écorcher l’âme pour tenter d’en mettre à jour l’improbable pulpe. Du sexe on attend une intensité de vie ou peut-être qu’il éteigne à la fin toute pensée dans une fatigue étale.
Un sentiment de vanité, désabusé, contamine à peu près tout autour, s’insinue, s’infiltre. Renvoyant tout désir à une forme mécanique, une dépossession ridicule, une pulsion épuisée : « tout l’inutile coriace du manque qui continue insupportable insurmontable bute s’use attend désespérément autre chose dégénère »
Petit à petit, le cycle des voix par lesquelles la conscience, le récit se démultiplient à l’intérieur du crâne jusqu’à confondre le dedans et le dehors, la réalité objective et l’imagination produisent une sorte de vertige. Une question est là : qu’est-ce qui échappe à l’équivoque nauséeux de l’imagination ? Qu’est-ce qui demeure un tantinet stable dans ce théâtre même pas Shakespearien ? A quoi bon cette pantomime illusoire, ces piétinements capricieux ? Dans quoi est-ce qu’on est pris et dans lequel chacun de nos remuements nous enserre davantage encore, petites larves tortillant sur la faïence d’un évier beige de tartre ?
Parce qu’il est tout du long question de cet enchevêtrement malsain de l’organique et du langage. Des humeurs, des nervosités, de pulsions, d’affects, d’une difficulté à accorder les choses ou à les stabiliser en une formule sinon sereine, disons équilibrée. De la mascarade peut-être de ces images désirables et naïves. Et de considérer cela franchement, sans détours ni pudibonderie.
Parallèle est insinué, alors on pose la question : le langage est-il sexuel ? On plus précisément, est-il une activité organique semblable ? Peut-il prétendre s’aventurer dans les mêmes territoires ou est-il trop assujetti à sa dimension intellectuelle ?

Puis acte 2. Plus cru, plus descriptif en somme. Introduit par un mouvement fiévreux d’appétit et d’appel des corps à fourrager leur propre désir, l’échauffer pour l’éteindre. La phrase, haletante, cartographie le coït, en cherche la sensation. « Flashs aveugles plans serrés saccadés sur parties du corps morceaux démembrements éparpillements mise au point irréprochable montage en glissement le long du corps refait et mélangé multiplié ralenti avec passage en boucle des débris tout se complique tout est devenu si nombreux ameute toutes ces bouches tous ces doigts tous ces sexes ». Tout en maintenant une forme de distance professionnelle qu’on dirait critique. Non dupe. Oui, puisque commerce des corps il y a, la professionnelle y témoigne des mécaniques à l’œuvre. De la soif et du corps devenu fou du chercheur d’or sous le soleil, frénétique et vain, ou tellement prévisible. Elle sait à quoi elle participe, désenchantée. Ou est-ce sa part verbale qui insinue cet aplomb ?
Quand tout à l’heure c’est aux dessins de Hans Bellmer que l’on pensait, ici s’insinue la langue de Bernard Noël et avec lui Masson. C’est que le premier écrivait en regard du second : « Tout laisse à penser que l’homme ne sait pas unir sa nature cultivée à sa nature bestiale, et qu’il s’exerce plutôt à leur perversion réciproque bien que la vie en société réclame de lui le contraire. »
Et ailleurs : « Cela n’en tord pas moins l’espace, le secoue de saccades et de pulsations, au mépris de votre conscience, de votre bon goût et de votre raison. L’air, contaminé par ce tourbillon, ne laisse pas même tranquille le volume que votre tête, jusque-là, prenait pour son intérieur. Tout vibre et circule, palpite et tremble, parmi des éclats de couleur. »
S’en suit comme une brève incantation, qui appellera le souvenir d’Artaud.
« oh ! combien de ce qui demeure à la porter comme résurrection d’être dos au mur se réclamant d’eux-mêmes là où d’autres s’y voient déjà tant ils sont vrais en masse de corps bruyants suants suintants puants par leur jus et dilatés à finir en crevant roulés au sol à se rouer sans rien avancer »
Mystique du sacrifice. Esthétique du supplice. Plaisir du sale. Les corps rendus aux fluides, à l’organique, au viscéral s’interpénètrent, se confondent. Retour à la boue, indistincte.

Acte 3. Reprendre souffle. Considérer.
« comme parmi-nous et ne pouvant faire autrement qu’avec leurs paroles où elle entre d’une tête dans son choc à qui veut lui répondre oui et pour toujours cette chair en un lieu rempli s’ouvrant se refermant par sa bouche obligée de nous voir vers la fin et jusqu’ici dans nos détours au même point que rien ni personne ne laisse plus entendre un pas de derrière ce mur »
Ce qui se cherchait dans la fièvre et les combinaisons d’emboitements possibles était-ce quelque chose comme la vérité ? (On pense dans le récit d’Eric Rondepierre, Laura est nue, à ce godmichet appelé « l’Idée »)
Le mot est énorme on le sent. Disons : traverser l’image sans l’annihiler. Raccorder ce qui tient du fantasme, de la mécanique des pulsions, de la réalité la plus sordide ou viscérale. S’entrapercevoir là debout, nu peut-être, bras ballants sur son forfait. « avec ton rire forcé et pénible j’ai bien remarqué à gauche la petite cuisine peinte en orange à droite un couloir étalé dans une ombre grise menant aux chiottes et à la chambre devant moi la fenêtre ouverte sur le parc avec des arbres et des haies troués j’ai tangué un peu avant d’entrer dans le salon les vêtements éparpillées sur le sol le mobilier les babioles ton seau à pisse »
Le livre est court, une cinquantaine de pages, mais tenu par cette intranquillité fiévreuse presque hallucinée, par ce double travail à l’œuvre de l’intelligence et de la sensualité. Tantôt dialogique, tantôt intriqué. Et d’une considérable densité.
La phrase précise, conjuguant ruptures internes et mouvement ample et continu, scrute de manière presque chirurgicale les pulsions et la conscience, sans concessions, sans préciosité excessive ou manière. Il en ressort une expérience physique loin de la simple logorrhée, vertigineuse et baroque.

Crasse, Laurent Bookenhooghe et Christophe Pairoux, éditions Asmodée Edern.

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