De l’art à la télé

« Je pense que le jour où on mettra les cons sur orbite, t’as pas fini de tourner. »
« Les cons, ça ose tout. C’est même à ça qu’on les reconnaît. »

Michel Audiard

Hors que l’on aimerait de la part de quelqu’un qui fait de la critique et de l’histoire de l’art, de l’analyse d’œuvre son métier un argumentaire plus subtile et plus étayé, une critique qui soit autre chose qu’une opinion taillée à l’emporte-pièce, on aimerait aussi que ces propos ne se complaisent pas à flatter les penchants les plus réactionnaires de nos concitoyens en usant d’un populisme si caricatural. Mais l’art malheureusement, n’échappe pas plus que le reste à ce mélange de mauvaise foi, de café du commerce, de simplifications et d’outrances, d’avilissement et de conservatisme, de paresse intellectuelle qui contamine ces derniers temps à peu près tous les domaines politique, de l’économie au social en passant par les idées, l’histoire.
Hector Obalk nous dit : Soulages est une imposture. Au départ peut-être, ses travaux graphiques, pourquoi pas, mais ensuite et pendant des décennies, tout est inlassablement noir. On connait ce ton ironique et dédaigneux, cette morgue du bonimenteur qui cherche l’effet et se satisfait de son tour de passe-passe sur la scène comme devant un miroir : 30 ans qu’il nous vend du noir !
On voit qui ce jugement flatte et encourage. Ainsi la manœuvre : se mettre du côté du peuple et de son proverbial bon sens, du téléspectateur, évacuer toute subtilité théorique, toute nuance, toute scientificité pour flatter l’ignorance et la superficialité, insinuer une arnaque, un coût indu qu’on essaierait de nous faire payer en nous faisant prendre des vessies pour des lanternes. Corruption des élites, de tous ces gens qui se prennent la tête et son inféodés à une oligarchie subventionnée. On n’est pas loin des théories du complot.
Et pour cela donc, manœuvre habituelle, ne pas partir des œuvres, ne pas s’ouvrir à leurs propositions, les écouter, observer, analyser, mais s’appuyer sur une caricature grossière comme sur une rumeur. Soulages, selon la légende urbaine, ce sont des tableaux noirs, autant dire rien. Matière, format, textures, scénographie, propos… laissez ça aux coupeurs de cheveux en quatre. Pas la peine d’aller voir. Le monde est simple : des tableaux noirs. Comme Giacometti fait des silhouettes maigrichonnes en plâtre, et Morandi des esquisses pâles de pots et bouteilles. Rien de plus compliqué. Sans doute qu’on pourrait ainsi se rassurer à peu de frais. C’est vrai que ça marche à chaque fois. Pareil quand le pouvoir d’achat faiblit, tantôt la faute à l’Europe, tantôt la faute aux étrangers, un coup les musulmans, un coup les juifs, un coup des autres contre nous selon la fabrique bien réglée du bouc-émissaire. Tout ça mis en paquet avec une étiquette dessus.
Oui, Soulages a pris le parti d’une forme de minimalisme dans son art et d’un emploi réduit des couleurs jusqu’à travailler un champ, les traces et les reliefs, se fabriquant des outils spécifiques, modulant la lumière par les reflets. Cette obstination, ses exigences, sa folie, une fois n’est pas coutume, ont été reconnues par ses pairs, par le monde de l’art, la critique et le marché. Ses toiles se sont vendues parfois très cher pour un peintre français et considéré les revenus de la majorité d’entre nous. Il n’en faut pas plus pour qu’il devienne suspect et le monde de l’art contemporain avec lui, comme si tous ceux qui apprécient son travail étaient soit des dupes dans le meilleur des cas, soit à la solde d’on ne sait trop quelle organisation secrète travaillant à frustrer le peuple et à le contrarier, à blasphémer le bon sens populaire encore une fois dont Obalk, médiatique, se fait le héraut. Allez, on l’aura entendu cent fois : l’art moderne et l’art contemporain se complaisent dans le moche, le mal fait, le grotesque et salissent le noble art. A une époque on disait judéo-bolchevique, art dégénéré.

Qu’on ne nous fasse pas croire que l’outrenoir de Soulages (car il a osé nommer l’objet de ses recherches comme les philosophes forgent des concepts) ait le moindre intérêt ! Obalk vous l’assure, lui qui est historien de l’art et s’y connaît, adossez-vous à son autorité pour le dire avec lui. Trump lapidaire se serait suffi d’un « bullshit ». En somme, l’homme de spectacle, animateur de plateaux capable de vous faire une histoire de l’art en moins de 2h vous autorise à dire tout haut ce que vous pensiez tout bas. Tout comme le milliardaire américain misogyne et raciste climato sceptique et pas trop embarrassé par son sur-moi vous encourage à chasser les migrants ou coloniser l’Alaska pour y forer, la bande de Gaza pour y installer une riviera. C’est ce que l’on appelle brosser dans le sens du poil.

Que servent ces propos ? Non ceux qui connaissent mal, et prudents hésitaient à se faire une opinion, et qui ne sont là pas incités à dépasser leur jugement premier ou les bruits de couloir pour entrer dans la complexité d’une démarche, s’ouvrir à certaines expériences quitte à se laisser surprendre. Et naturellement ni l’artiste lui-même (qui dans le cas présent, outre qu’il soit mort, n’aurait rien eu à attendre d’Obalk), ni la critique en général ou la philosophie de l’art qui gagneraient à un peu plus de hauteur. Seulement l’égo de celui qui ainsi se fait aimer et devient porte-drapeau de quelques esprits obtus alors décomplexés. Nourrissant une opposition symbolique entre peuple et élites, bon sens populaire et intellectualisme snob, ce qui se donne simplement (du moins en apparence) et que l’on peut comprendre et aimer sans trop se remuer et ce qui n’est ni immédiat ni évident ou du moins pas vécu comme tel.
De quoi désespérer les pédagogues, médiateurs, éducateurs et tous ceux qui ont à cœur d’aider, de décomplexer, de soutenir et qui prouvent par leur travail quotidien que les publics qu’on dit parfois éloignés ou empêchés peuvent tout à fait comprendre et apprécier des œuvres étranges, exotiques, complexes.

Mais Obalk croit-il ce qu’il dit ?
Il a lu, regardé, parcouru un grand nombre de musées. Fréquenter un peu les œuvres, y être attentif suffit généralement à dépasser le jugement hâtif et primaire qu’il promeut. N’importe quelle personne qui viendrait se poster devant un tableau de Soulages, qui parcourait une exposition conviendrait que non, un tableau de Soulages n’est pas seulement un carré noir, une exposition la juxtaposition ad nauseam de ce même carré noir.
Il m’est arrivé de visiter une exposition de l’artiste il y a des années avec de jeunes collégiens qui découvraient les tableaux et qui d’eux-mêmes s’attardaient aux jeux de reflets induits par les reliefs et faisaient remarques que le tableau ou du moins la perception qu’ils en avaient changeait lorsque l’on changeait de point de vue. Parfois ils ou elles comprenaient sans aimer, parfois certains tableaux avaient leur préférence pour telle ou telle raison (un détail, un rythme, une présence dans l’espace…). D’autres préféraient les couleurs de Matisse dans la salle d’à côté ou plus classiques, le rendu des arbres dans un paysage de Rousseau, plus pop, un portrait de Warhol. Alors, si une jeune fille de 11 ans vivant à la campagne, sans n’avoir jamais rien lu ou entendu à propos de l’artiste pouvait s’exprimer à son sujet avec finesse et pertinence, comment un spécialiste aguerrit de l’art de 65 ans peut à ce point passer à côté ? Entendu qu’il ne s’agit pas ici d’aimer ou non, de préférer telle ou telle œuvre, tel ou tel artiste par goût personnel, mais d’apprécier et de comprendre, de juger avec finesse.
Soit Obalk fait le jeu du populisme, flatte un électorat, s’opposant à tout un pan du milieu artistique par lequel il ne se sent pas reconnu. Et sa mauvaise foi est stratégique et rancunière.
Soit il s’enferme dans un schéma réducteur qui crée des angles morts. Il s’arque boute sur des grilles et des critères qui flattent son goût naturel et discréditent ce qu’il refuse. Il s’aveugle. Mécanisme de défense et de simplification typique des idéologies.
Mais peut-être aussi que les deux se mêlent et se confondent. Et c’est à désespérer.

Je ne saurais dire si ce genre de dérive réactionnaire est en recrudescence, si elle est seulement plus décomplexée, portée par certains médias, certaines figures. Mais outre la déception morale, il est préoccupant aussi de voir une partie croissante de la population se laisser aller à ces séductions, à la facilité, à la paresse. Que nous nous soumettions de plus en plus massivement à de tels récits falsificateurs.
Bien sûr il est possible sans contradiction d’apprécier l’œuvre de Soulages comme celle de Bellini et d’aller de l’une à l’autre. Il est aussi possible par goût ou par sensibilité d’être plus intéressé, plus charmé, plus ému par l’une que par l’autre. Nul besoin de discréditer l’art contemporain pour venter l’art renaissant. Cela est à la fois sans fondement objectif mais aussi extrêmement pauvre et triste. C’est s’amputer, s’empêcher soi-même. Réduire les tableaux de Soulages à du noir cher comme ceux de Bellini à des vierges à l’enfant de catéchisme c’est une façon de se rassurer en ignorant et en niant la complexité effective des œuvres et de leur économie (ce qui nous les fait faire, ce qu’elles produisent, comment nous les appréhendons…). Et méjuger l’une à la faveur de l’autre c’est se discréditer soi-même dans sa capacité d’ouverture, sa sensibilité, son intelligence.
On se demande si le soubassement intellectuel qui a jugé aussi caricaturalement ne le fait pas constamment par sophismes réitérés. Si, même quand il vantait ce n’était pas pour de mauvaises raisons. « Tout le monde est un génie. Mais si vous jugez un poisson sur ses capacités à grimper à un arbre, il passera toute sa vie à croire qu’il est stupide » aurait dit Albert Einstein. Et sans doute que les tableaux de Soulages ont peu de chances de satisfaire celui qui réclament d’eux qu’ils ressemblent à ceux de Raphaël.
Alors effectivement, ça rend hargneux à la longue de s’acharner à tenter d’ouvrir des serrures avec des mottes de beurre.

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