Guillaume Decock en son théâtre

« J’aime cueillir la valve irisée, qui fleurit au matin sur la grève déserte. La coquille idéale et vert de grisée, s’offrant à moi comme une paume ouverte. »
Colette Richarme

« Mais je n’ai nulle envie d’aller chez les fous », fit remarquer Alice.
« Oh ! vous ne sauriez faire autrement, dit le Chat : Ici, tout le monde est fou. Je suis fou. Vous êtes folle. »
« Comment savez-vous que je suis folle ? » demanda Alice.
« Il faut croire que vous l’êtes, répondit le Chat ; sinon, vous ne seriez pas venue ici. »

Lewis Carroll

« Arbres gais, vertes herbes, claires ondes,
O grotte sombre et riche en fraîches ombres,
Où la belle Angélique qui naquit
De Galafron, en vain par tant aimée,
Entre mes bras souvent nue s’endormit,
De la délectation que me donnez,
Je ne puis autrement, [moi] pauvre Médor,
Vous remercier qu’en vous louant encor,
Et en priant tous les seigneurs amants,
Dames et chevaliers, toute personne
Née dans cette province et tout passant
Mené par son désir ou la Fortune,
De dire aux plant’, à l’ombre, à l’antre, à l’ombre :
Que vous soient doux le soleil et la lune
Et des nymphes le cœur, qu’ils fassent si
Que nul berger troupeau ne mène ici. »

L’Arioste

La fleur est un être étrange, fruit de l’impudeur d’une nature jusqu’à cette extrémité discrète et qui par elle jette, prodigue, tout autour d’elle, en caprices tapageurs, ses appâts.
Et c’est Guignol par la trappe de son théâtre de tissu, emmanché sur le poignet souple d’un drôle, grimaçant comme on multiplie ses tables en glissant par intermède des œillades.
Dans une théorie de plis, d’éploiements, de pampres, d’expressions adventices, de surgeons palpant l’espace, les bourgeons terminaux se déchirent sous la pression vorace d’une sexualité ambiguë où le calice cache la surprise de pistils duveteux, ou le pétale outrageusement maquillé des couleurs les plus suaves s’invagine pour s’ourler autour de turgescences phalliques bandées comme l’arc d’un amour joufflu dodelinant dans le ciel d’une toile de Fragonard ou de Boucher.
On y reconnait avec Guillaume Decock, ethnologue de ces petits théâtres, un monde de galantes froufroutant en pavanant. Des danseurs de Saint Guy exhibant mollets et ballerines, virevoltant, ivres, en se pâmant au son du menuet. Des convulsifs se démultipliant par génération spontanée sous l’effet de miroitements implicites.
Son pinceau y surprend ce qui s’y extrapole de volontés curcubitaces ou pâtissières, de panses légumineuses, de vessies pendues comme lanternes, de poupées de chiffon singeant, insolentes, potaches, les gestes maniérés du marionnettiste. Des coloquintes frappées d’un visage le gnome y ont l’œil farouche des nobles caressant de leur fraise des mentons à barbiches. Des lutins y lutinent, des échassiers tremblent sur leurs baguettes en dépoussiérant de leur plumet des fessiers attendant fièrement qu’on les claque. Des organes s’exaltent et exultent dans des acrobaties. Tout cela est joliment orgiaque, passablement érotique et d’une humilité touchante tant ce qui s’essaie de souplesses diverses se pare de l’habit simple de l’évidence tranquille ou naïve. On y retrouve le sérieux farfelu de l’enfant concentré sur ses ouvrages, sur les commerces des petits mondes qu’il anime dans le cercle de ses jambes en marmonnant un cut-up de dialogues à plusieurs voix.
On s’y prend au jeu, les adoptes, s’en laisse charmer, se dévergonde, jubilant tendrement à ces don quichotteries. Ce sont les marginalia des moines enlumineurs, les grotesques glissés aux gargouilles des cathédrales pour égayer Dieu lui-même ou ses archanges, plus dionysiaques probablement qu’on le dit et ne dédaignant pas de se taper le ventre. C’est la Tentation de Saint Antoine ou le Jardin des Délices de Hieronymus Bosch à côté duquel l’Ève dont Dieu-Jésus prend le pouls et l’Adam du Paradis s’ennuient poliment.
« La vie est un chariot de foin, chacun en prend ce qu’il peut. », disait-on semble-t-il chez les flamands ; et lors de processions, sur un chariot renflé on juchait un satyre. On commandait aux peintres des panneaux qu’on montait en retables, élaborant ainsi avec les vitraux et les orateurs un théâtre édifiant, ancêtre de nos téléviseurs. Mais de tels spectacles se font rares aujourd’hui, s’ils n’ont pas revêtu l’apparence du commun et le farfelu tranquille des claques quotidiennes. Du moins ils se retrouvent dans ces repris de l’imagination que Guillaume Decock nous offre de feuilleter avec lui comme on s’épanche sur un cahier de coloriage que la pluie aquarelle. Il s’en fait des tempêtes, des remuements folkloriques à travers lesquels le pinceau s’aventure et divague.
Et on y trouve encore, outre Rabelais et Brisset, Dubuffet, Lautréamont et Soupault un peu des fol chroniques que Miguel de Cervantès tira de sa manche gauche au moment d’adouber l’existence de l’ingénieux Hidalgo à la triste figure. On se laisse imaginer Decock penché sur les supplications de ses personnages comme l’aubergiste auquel Quichotte réclame d’être fait chevalier et, dans la chapelle de son château, (sic) de faire cette nuit la veillée d’arme. Est-ce l’auteur, le témoin, le confident qui s’épanche avec lui ? Car « lui-même, dans sa jeunesse, s’était voué à cet honorable exercice ; qu’il avait visité, en quête d’aventures, plusieurs parties du monde, ne laissant dans les faubourgs de Séville et de Malaga, dans les marchés de Ségovie, dans l’oliverie de Valence, près des remparts de Grenade, sur la plage de San Lucar, et dans les moindres cabarets de Tolède, aucun endroit où il eût négligé d’exercer la légèreté de ses pieds ou la subtilité de ses mains, causant une foule de torts, cajolant les veuves, débauchant les jeunes filles, dupant nombre d’orphelins, finalement faisant connaissance avec presque tous les tribunaux d’Espagne, ou peu s’en faut. » On rêve de listes longues, d’inventaires à la Prévert, des Mots en liberté et autres poèmes bruitistes.
C’est tout un monde labyrinthique qui prend forme à mesure qu’on le nomme ou en chante le désir.
Il n’est pas que dans les jungles potagères et dans les serres où les fleurs exotiques et graveleuses s’épatent que se tiennent ces facétieux conciliabules. Il suffit de regarder à la grande toile de Jouy à laquelle prélèvent les papiers de Guillaume Decock, leur pantomime cavalière, leurs floraisons baroques, leur fantaisie, leur gourmandise, leurs chuchotements hallucinés. Bientôt ces saynètes anachroniques vous entrainement dans leur valse, ce mouvement circulaire chaloupé. L’invention s’y fait ductile, souple, nonchalante et sauvage, curieusement imbriquée dans une fête galante. On se demande sous l’effet de quelle drogue les corps et les choses se mêlent et se confondent, s’hybrident et se tripotent. Et si ce n’est pas là, derrière notre rationalité moderne, la vérité première des choses, cette intrication, cette ductilité. Celle que disaient les mythes, les monstres et les sirènes, les légendes, le fabuleux quand on ne s’étonnait pas qu’un être surgit du néant le plus total fonde, en s’appuyant sur le rien, le ciel et la terre, que l’on doive nos continents à un rongeur ou un oiseau ayant remonté du fond des eaux qui jadis couvraient tout un peu de limon, ou que ce soit une araignée qui, suspendue dans le vide au bout de son fil, ait tissé le premier sol sur lequel tout s’est bâti ensuite.

0 commentaires

Soumettre un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *