Ici commence

« Et c’est par Gilgamesh que les lecteurs avaient eu la preuve que la Bible, elle aussi, avait une histoire humaine, et non divine : Noé, par exemple, ne s’était pas toujours appelé Noé. Il s’était d’abord appelé Ut-Napishtim. »
André Markowicz

« Grammaire et fiction sont un. »
Emmanuel Hocquard

La Genèse qui, comme toute mythologie, conte la naissance du monde et la place qu’y tiennent les hommes, le fait advenir tel jour comme un stratège place ses soldats de plomb sur le modèle réduit du champ de bataille. Les deux jours précédents ç’avait été « en abondance les animaux vivants ». D’abord poissons, puis oiseaux, avant bétail, reptiles et tous les animaux de la terre. Avant encore, la terre et la mer, le ciel, le jour et la nuit, c’est-à-dire l’espace et le temps. Et l’homme donc enfin, et la femme, à son image, avec pour mission d’être féconds et de multiplier, de remplir la terre et de l’assujettir.
Ainsi de celui auquel le dieu comme un père avait donné la vie en soufflant dans ses narines comme on gonfle une baudruche et qui l’avait mis dans le jardin qu’il avait planté du côté de l’Orient, l’arbre de la connaissance poussé au milieu.
Et comme un enfant fait avec des figurines, Dieu plaça l’homme dans le jardin d’Éden pour le cultiver et pour le garder. De la terre il forma les animaux des champs et les oiseaux du ciel et les fit venir vers l’homme pour voir comment il les appellerait, afin que tout être vivant portât le nom que lui donnerait l’homme. L’homme nomma un à un les sujets de son empire. Le pouvoir de vie et de mort. Il était naïf encore, s’ignorant nu, jouant le rôle qu’on avait imaginé pour lui et, tout comme un enfant, n’avait pour mesure que ses propres désirs et la cruauté de celui qui jouis de porter la main sur les petites bêtes, leur arracher les pattes et, si elles en ont, les ailes, pour tout divertissement. L’histoire ne dit ce qu’il fit des pigeons qui refusent de se laisser prendre, s’envolent et se posent plus loin, des mouches qui agacent, des ours et des tigres, des éléphants, des baleines, de l’aigle qui plane haut dans le ciel à contrejour dans le soleil, majestueux et grave.
Laissons là l’enfant sur son carnage qui va de curiosité en émerveillement et de torture en saccage et qui déjà n’aime que de posséder.
Cette histoire fût écrite entre le VIIIe et le IIe siècle avant J.C. après avoir circulée de manière orale pendant probablement plusieurs générations. Compilation de légendes diverses qui affleurent pour certaines déjà dans les récits inscrits en cunéiforme sur les tablettes d’argile de Sumer comme l’épopée de Gilgamesh ou sur des stèles de pierre que firent graver Sargon ou Hammourabi. Texte immémorial en somme dans le tissu duquel les hommes déposent les histoires, anecdotes et hantises, pensées et rêves comme on fit sur les parois des grottes ou dans l’impalpable des comptines qu’on se passe autour du feu ou près du lit.
Les auteurs s’en sont perdus, les siècles et les passeurs n’ayant pu signer ce livre qui n’en était pas un et se réécrivait constamment, patchwork de rêves et de fables, et qui semble d’ailleurs s’écrire plusieurs fois à l’intérieur de lui-même. Ils se cachent derrière l’Adam qui nomme une à une les bêtes, derrière le dieu qui nomme l’Adam et derrière celui qui par-dessus l’épaule du dieu tient la chronique de son œuvre. Peut-être encore derrière les bêtes qui se taisent.
Si bien que ce qui tient dans la Bible aujourd’hui la place de l’Ancien testament se lit comme une allégorie ou même comme un manuel de fiction narrative, à la manière du Quichotte. Et que celle-ci ou celui-ci commence par l’acte fondateur de la nomination. Nomination étant synonyme de création du monde ou création d’un monde.
« Écoutez bien, ici commence l’histoire. » Nommer fait advenir. Le projecteur anime bientôt l’écran de figures comme sur les théâtres d’ombres. Et c’est dans les plis de celle-ci (l’histoire), dans ses images, que s’apprivoisera la nuit première, l’inabordable, l’invisible ; ce paradoxal rien, ce néant que le narrateur lui-même à travers une figure primitive a ouvert comme un œuf pour signer le début de toute chose. Dans la logique qui est la sienne rien d’inconvenant à ce que la parole ouvre le silence.
Ainsi un enfant fabrique dans l’ombre qu’il porte sur le sol un monde en miniature, un homme à son image auquel il fait jouer son propre rôle. Un homme auquel il donne comme il se l’est donné à lui-même, tiré de sa côte, un compagnon pour atténuer sa solitude. Et dans ce duo, un double plus entreprenant qu’il ne l’est lui-même, qui ne tarde pas à lui faire faire des bêtises et à fâcher le père qui le chasse hors de sa vue. Peut-être Dieu se souvient d’avoir touché ce qu’il n’aurait pas du toucher. Peut-être a-t-il cassé un vase. Peut-être a-t-il causé du tort. Mis quelqu’un en danger en n’écoutant pas les consignes, en voulant malgré tout participer à une chasse, entretenir le feu ? Il était allé se cacher au fond du jardin, apeuré et honteux. Il se souvient. Il le revit maintenant du dehors et se fâche à son tour contre Adam et son désir, Adam et sa curiosité ; contre lui-même. Contre la vie qui est toujours plus compliquée qu’on voudrait, nos élans et nos empêchements.
Tout lui revient dédoublé. Il scrute la chose. Il la comprend comme il peut. Le monde qui s’invente dans la conscience, la conscience qui est comme un décollement d’avec l’expérience dans la fabrique de sa lisibilité. Le récit qui l’organise. Puisqu’il semble que nous ne puissions échapper à cette existence métaphysique qui légende le vécu des corps. Ce dédoublement du temps et ce dédoublement des choses et des actes dans la remémoration, les réminiscences.

Image : code d’Hammurabi (détail)

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