Si on retrouve des corbeilles de fruits et scènes de banquets festifs où le vin coule à flot sur les fresques qui ornent les villas pompéiennes ou encore des motifs décoratifs faits de plantes et de fruits, la nature morte n’est jamais un sujet en soi comme peuvent l’être les portraits ou les scènes historiques : Les grands sujets sont les scènes édifiantes, d’histoire, les mythes et ce a trait au religieux, pas ce qui se passe en cuisine. Et si ces peintures d’
objets inanimés peuvent être populaires, comme en témoigne Pline l’ancien au IVème siècle avant J.C. (mais aucune de ces peintures n’a subsisté jusqu’à nous), elles ne sont pas considérées comme nobles et il s’agit d’une pratique marginale, d’un art mineur. La légende retiendra quand même l’histoire de ce peintre Grec, Zeuxis, célèbre pour son talent à rendre les choses avec tellement de fidélité que l’on s’y trompe. A l’occasion d’une joute entre peintres pour savoir qui était le meilleur, ce dernier avait défié Parrhasios en peignant des raisins avec tant de vérité que même les oiseaux s’étaient laissés tromper et avaient essayé de les becqueter. Parrhasios l’avait finalement emporté en peignant à son tour un rideau avec un réalisme tel que le malheureux Zeuxis avait demandé que l’on tirât ce rideau afin de mieux voir son tableau. La tromperie avait réussi à abuser l’œil d’un peintre, et pas n’importe lequel, celui du maître du trompe-l’œil : le grand Zeuxis. Des siècles plus tard, Le Caravage, maitre du réalisme et du clair-obscur, illustra cette légende en réalisant une nature morte peinte de la manière la plus illusionniste possible.
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Bruegel l’ancien, bouquet |
La nature-morte comme genre établit semble apparaître pour nous autour du XVème siècle (le nom
nature morte n’apparait d’ailleurs qu’au XVIIIème siècle pour remplacer le qualificatif de
cose naturali (choses naturelles) utilisé pour décrire le précurseur de ce genre : Giovanni da Voline (1487-1564)). En Europe du Nord on parlera volontiers de
stilleben, (still life en Angleterre), « pièces de repas servis » pour désigner ces sujets. Si au moyen-âge, ce type de représentation semble avoir tout à fait disparu, on le voit réapparaitre entre le 15
ème et 16
ème chez Bruegel l’ancien par exemple ou de manière fantaisiste à travers les portraits de saison d’Arcimboldo avant de connaître un certain succès auprès des peintres Flamands, Hollandais puis Français au XVIIème siècle. Mais les aliments sont ici prétextes à des représentations morales symboliques et religieuses dans l’esprit de celles de Philippe de Champaigne. Ailleurs la pomme figure le péché, le raison l’incarnation du sauveur… Le zeste déroulé d’un citron peut évoquer le temps qui passe ( « fruits et verre de vin » de Joris Van Son), couteau ou assiette à cheval sur le bord de table évoquent l’équilibre précaire, jouent avec l’espace réel. Les objets renvoient à des idées, ce sont des allégories. Peints de manière illusionniste, parfois véritables
trompe-l’œil, ces arrangements d’objets de connaissance ou d’art accompagnés souvent de crânes et de sabliers ou de bougies évoquant le temps qui passe dénoncent leur propre illusion et leur propre vanité. Musique et jeux, miroirs flattent les sens mais rappellent aussi que la vie sur terre n’est qu’un passage et qu’il faut fuir la futilité, y préférer l’absolu. Verre de vin et morceau de pain évoquant souvent le repas eucharistique (« nature morte à l’échiquier » de Lubin Baugin).
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Philippe de Champaigne, vanité |
C’est avec Chardin au XVIIIème siècle que la nature-morte se libère des discours et retient l’admiration de Diderot qui trouve ces « compositions muettes » si vraies. Outre la parfaite maîtrise dont fait preuve le peintre pour représenter les matières, les transparences et les brillances, il donne à ces objets simples une présence particulière, comme suspendue hors du temps et cette fois ci, dénuée de discours moral, une présence muette. Sans doute ici l’exemple du Caravage et de Zeuxis à travers lui autorise cette liberté.
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Chardin |
Cet intérêt sera confirmé au XIXème et XXème siècle par de nombreux peintres et photographes souhaitant se pencher sur les objets ordinaires qui les entourent et la vie courante qui, comme on le sait, tourne souvent autour de la table. Après quelques exemples, mais perdus la plus part du temps parmi d’autres tableaux traitant de grands sujets humains (Goya, Delacroix, Courbet…), un tableau de Manet deviendra célèbre pour son dénuement extrême :
l’asperge. Tableau singulier par sa nudité évidente (rien a voir d’autre ici qu’un simple légume posé négligemment sur un bord de table), il est une pochade : après avoir réalisé une botte d’asperge à la commande d’un collectionneur généreux qui l’avait payé davantage que prévu, Manet voulu s’acquitter de la somme en envoyant un second petit tableau accompagné de cette note : « il en manquait une à votre botte ». Ironie de l’histoire : C’est de ce second tableau, singulier par sa simplicité que l’on se souviendra.
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Edouard Manet, l’asperge |
Chez Van Gogh, les natures-mortes sont des représentations du terroir, de la vie humble, pauvre et dure des paysans. De la chaise dans sa
chambre sur laquelle traine une pipe, à quelques artichauts posés sur une table en passant par des bouquets de tournesols et une vielle paire de chaussures de cuir, ses natures-mortes parlent de ce qui l’entoure. Chez Cézanne, se donne à voir la présence de volumes simples (pommes, pèches posées sur un drap ou dans un compotier) choisis à portée de main auxquels le peintre cherche à donner la
dimension d’un paysage. Les peintres Impressionnistes se passionnent pour les scènes d’extérieur et la lumière naturelle sur le paysage et, comme Manet avec son célèbre déjeuner sur l’herbe », ils sont plusieurs à représenter des moments de détente, bal et tablée près du Moulin de la Galette pour Renoir, ou pique-niques semblables à celui de Manet. Tout se passe, à l’aube du XXème siècle, comme si après tant d’années à ne peindre que des grands sujets d’histoire et de religion, les peintres se tournaient désormais vers le quotidien et les objets les plus ordinaires qui les entourent.
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Paul Cézanne, nature morte |
Dans les photographies d’Edward Newton, un poivron ou une humble feuille de choux acquièrent la grâce de véritables sculptures.
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Edward Weston, poivron |
Par sa volonté de simplifier les volumes à l’essentiel en les géométrisant, Cézanne influença de nombreux jeunes peintres comme Picasso
et Braque, lesquels s’appuyèrent sur ses leçons pour inventer au début du XXème siècle le Cubisme. Picasso, Braque, Juan Gris et quelques autres peignirent de nombreuses natures-mortes représentant tables de cafés encombrées de bouteilles, verres, cartes à jouer, journaux et instruments de musique. Les tables étaient alors de véritables petites scènes dont les objets étaient les figurants que les peintres représentaient sous tous les angles et de toutes les manières. Ce sont des pots et bouteilles encore que Giorgio Morandi prendra pour sujet quasi exclusif toute sa vie, multipliant les arrangements silencieux. Toute cette histoire sera présente dans l’esprit des artistes contemporains comme le photographe Patrick Faigenbaum lorsqu’il photographie des fruits et légumes dans des compositions qui rappellent à la fois Chardin et Cézanne ou encore Daniel Spoerri lequel fige les restes de grands repas en collant chaque objet à sa place et en l’état pour les présenter tel quels. La référence se fait plus directe encore lorsqu’il choisit d’enfouir sous terre les restes d’un grand pique-nique puis de les déterrer 10 ans plus tard à la manière de vestiges antiques : il appelle ça « le déjeuner sous l’herbe ».
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Daniel Spoerri, déjeuner sous l’herbe
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Entre-temps, Marcel Duchamp franchi une étape, ouvrant par là même aux inventions futures de Spoerri, exposant les objets eux même au lieu de les représenter. Le critique d’art Hector Obalk proposera cette vision de l’histoire : « avant on prenait une pomme et on la représentait sur une toile, c’était de l’art figuratif; ensuite on a enlevé la pomme et gardé seulement la toile, ce fut de l’art abstrait; à sa manière, Duchamp a enlevé la toile et exposé la pomme réelle, ce fut de l’art conceptuel ». Pour autant, ce geste n’achevait pas l’histoire de l’art, ni même celle de la nature morte. Les artistes surréalistes, dans la première partie du XXème siècle, associèrent les images comme le faisaient leur rêves et retrouvant parfois au milieu de leur bric-à-brac poétique des éléments de repas rétournés de leurs usages. (Meret Oppenheim et sa tasse recouverte de fourrure, Dali et son téléphone homard…).
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Andy Warhol, campbell’s soup |
Dans les années 50 et 60, répondant à la société de consommation, à la fascination des produits fabriqués en grand nombre, Andy Warhol dupliquera sur des toiles des sérigraphies de bouteilles de Coca-Cola, de boites de soupe ou de lessive et d’autres produits de la grande distribution. Dans les années 50, la nature-morte moderne prend la forme d’une boite de conserve. Et jusqu’à aujourd’hui, des peintres, des sculpteurs, des photographes continuent de représenter des natures-mortes, s’accordant à l’époque et aux nouveautés du siècle. Aujourd’hui, David Hockney expose des bouquets de fleurs réalisés sur IPad.
2.
les pratiques contemporaines : les aliments comme matériaux.
Si avec Daniel Spoerri, les vestiges du repas collés ou figés dans la résine sont les matériaux de l’œuvre (et l’artiste rejoint ici
les premiers collages cubistes de Braque et Picasso dans lesquels les artistes collaient parfois de vrais objets au milieu de leur peinture, comme des cartes, tickets de tram, journaux ou morceaux de tapisserie), d’autres artistes pousseront plus loin encore cette logique.
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Michel Blazy
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C’est le cas de Michel Blazy pour qui purées, biscuits, écorce d’oranges et pâtes jouent le rôle de matière première. Depuis plusieurs années il réalise des œuvres évolutives jouant du flétrissement ou du pourrissement conçues comme de véritables recettes. Ici il n’est que rarement question de représentation : les aliments sont utilisés pour eux mêmes, pour leurs qualités plastiques, esthétiques et les réactions hasardeuses qu’entrainent leurs mélanges et leur vieillissement.
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Vanessa Beecroft |
Plus naturellement, les aliments sont d’ordinaire voués à être consommés, ils sont pourrait-on dire, la matière première du repas. Le
repas lui même, plus qu’un simple moment pendant lequel s’impose la nécessité de se nourrir est un moment important du partage, de la sociabilité. C’est dans ce sens qu’il est retenu par la religion catholique comme un moment important comme en témoignent les nombreux tableaux de Jésus chez Emmaüs ou la fameuse scène peinte entre autres par Léonard de Vinci dans laquelle on peut voir Jésus se donner symboliquement par le partage de la nourriture à ses apôtres. Cet aspect rituel a été retenu par de nombreux artistes contemporains qu’ils aient concrètement partagé leur sang, suivant à la lettre les paroles sacrées (« buvez, ceci est mon sang, mangez, ceci est ma chair ») comme le fit Michel Journiac en 1969 ou qu’ils organisent des mises en scènes théâtrales dans lesquelles la table est au centre de l’action comme le fit Vanessa Beecroft.
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Sophie Calle |
Sophie Calle, artiste écrivain mêlant à travers textes et photos sa propre histoire à la fiction s’inspira d’un livre d’un écrivain américain (Paul Auster), décidant comme son héroïne Maria de suivre un régime coloré : aliments orange le lundi, rouges le mardi, blancs le mercredi, verts le jeudi. Comme l’écrivain n’avait rien prévu pour les trois derniers jours, elle s’est imposé un vendredi jaune, un samedi rose; et le dimanche, elle a réuni six convives autour d’un repas récapitulatif des six couleurs de la semaine. Geste fantaisiste, petit rituel personnel dont elle témoignera ensuite dans un livre dont on ne sait jamais vraiment quand il répond à l’imagination de l’artiste et quand il dit tout à fait la vérité. On peut se demander où est la frontière entre l’art et la vie ordinaire. A cette question, un autre artiste, Allan Kaprow, répond : « l’attention transforme ce à quoi on prête
attention. Et toutes les choses naturelles ne semblent plus naturelles dès lors qu’on leur porte attention et vice-versa. La conscience transforme le monde ». Parfois l’art et la vie se mêlent. De quoi nous laisser rêveur, comme ces « celador », bonbons « au goût d’illusion » inventés par l’artiste Loris Gréaud et mis au point avec l’aide de scientifiques pour n’avoir le goût de rien.
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Loris Gréaud, Celador |
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Chardin, la brioche |
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golage des olives |
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Chardin, la raie |
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David Hokney |
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Edouard Manet, botte d’asperges |
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Marcel Duchamp, la broyeuse de chocolat |
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Jasper Johns |
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Rembrandt |
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Chaïm Soutine |
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Vincent Van Gogh |
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Henri Cueco, pommes de terre
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Patrick Tosani, cuillères
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Edward Weston, feuille de choux
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Patrick Faigenbaum, nature morte
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Henri Matisse, la désserte
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Henri Matisse, la desserte harmonie rouge
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David Hokney, bouquets de fleurs
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Michel Blazy, détail de mur
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Michel Blazy
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Giusepe Penone, autoportrait en courge
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Giorgio Morandi |
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Pablo Picasso, vanité |
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Lubin Baugin, vanité aux échecs |
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Le Caravage, le CHrist chez Emmaus |
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Léonard de Vinci, la scène |
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Le caravage |
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vase grec scène Nicias |
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Edouard Manet, le déjeuner sur l’herbe
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Daniel Spoerri
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Arcimboldo
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merci de cet époustouflant article
bravo
j’ai beaucoup écrit des traité de nourritures, ou de mets particuliers
et vraiment je suis enchantée car j’ai naviguer dans des images ,, des livres , des tableaux et là comme une magnifique synthèse vous nous offrez cela sur une page
quelle belle générosité heureuse de vous avoir croisé et maintenant je vais vous suivre
merci, pour être honnête, je dois avouer que ce ne sont que qqes pistes jetées à la hâte entre 22h et minuit pour mes collégiens à l’occasion de la semaine du goût. Pour éveiller leur curiosité plus qu’autre chose. Pour faire bien il faudrait compléter, développer et préciser (j’ai zappé le pop art par exemple et 10 choses encore)
ils sont gâtés vos élevés d’avoir un professeur comme vous
moi je reprends la table de l’écolière
l’article sur la mort du dictateur est puissante
mais tout est un point très subtile qui font tilte dans la tête merci de votre blog
Au début je pensais que le poste n’était pas intéressant, mais je dois dire que j’ai été intrigué par ce thème. Après lire les informations dont vous avez posté, et la façon dont vous l’avez fait, je change mon opinion et j’ai commencé à sentir la curiosité de vos autres entrées, alors j’ai décidé de les lire toutes une par une. Maintenant, je dois dire qu’il est devenu l’un des plus grands blogs que j’ai lu dans ma vie entière.
merci