Les desseins du dessin

« La ligne de notre vie est une tragique et splendide arabesque que nous traçons avec la pointe de notre âme sur la vitre du temps. »
Reverdy

« Il y a des choses
Parmi lesquelles nous vivons et les regarder
Équivaut à nous connaître. »

Georges Oppen

« Dieu est un fumeur de Gitanes. »
Serge Gainsbourg

La main qui tient le stylet, le crayon ou le feutre, le pinceau même, a quelque chose du bras d’un sismographe. Positionnez-là à proximité d’une feuille et faites remuer l’ensemble, l’événement produira dans le champ immaculé une trace qui aura par répercussion valeur d’événement. Il se peut que ce soit simple effet de la gravité, lassitude ou fatigue du poignet, une ponctuation plus ou moins empâtée selon la nature de l’outil, la pression du contact, le caractère absorbant du support. Mais il y a toutes sortes d’échos et donc de traces possibles à une famille d’événements. Éternuement, effet de surprise entraînant un sursaut, bouscule, tremblement de terre ou rafale de vent, chatouilles, tremblements peuvent produire toute une typologie d’échos graphique, de la virgule simple à la zébrure en passant par une infinie modulation d’accrocs, de tâches, d’apostrophes, de discontinuités. L’inscription visible du contact a sa mécanique propre qui dépend de l’articulation du bras, de sa souplesse, de la rotation de ses rotules, de la friction de l’outil. Mais encore. La machine étant munie d’une réserve d’images, de souvenirs, sujette à émotions, mais aussi d’un œil la nourrissant en temps réel de ses observations, la mécanique sismique se complique d’inclinaisons rêveuses semblables à celles qui se font quand vous laissez votre esprit et votre main dériver pendant une conversation téléphonique ou une attention qu’on dit flottante lors d’une réunion ou d’un cours. Des choses se tracent. Dessins automatiques. Figures du hasard. Associations libres. Pensées et rêveries mixtes qui, comme lorsque vous croisez subrepticement votre reflet dans un miroir, s’entraperçoivent, se considèrent, s’influencent à la faveur de bifurcations plus ou moins balisées. Une pensée explore son propre espace, comme le fait un rêve, sinuant, se retournant sur elle-même, tentant quelques embardées ou coups de sonde. Elle n’est à la recherche de rien d’autre. Elle se complait dans la manifestation naïve ou ingénieuse de sa propre vitalité. Si un dessin est une pensée et un rêve mêlés, une mécanique sismographique il est à lui-même sa propre aventure. Vous constatez des figures, la géométrie d’insinuations, de dérives semblables à l’ouvrage géomorphique d’un terrier. Des sortes de phrases visuelles. Des bouts de films ou de cartes postales. Des rébus, des cadavres-exquis trahissant des motifs, des obsessions et dont le sens, résolument ouvert, laisse planer sur la page quelque chose d’états d’âme, d’ambiances. Des poèmes, dans le nouage qui s’incarne bien souvent à l’occasion de formes brèves, d’une recherche esthétique, des sinuosités et frayages de l’inconscient, d’une musique et de la matière même par laquelle le langage a lieu. Après ça il y a à les laisser venir, les accueillir, les considérer, à composer avec eux des plaquettes comme de chansons on fait un album. Pas nécessaire de leur faire dire quelque chose de préciser. Ce serait à la fois les trahir, et les appauvrir en les simplifiant, en les assujettissant. Le titre le plus concret sera le meilleur, comme faisait les objectivistes américains. Le pathos s’insinue toujours d’une façon ou d’une autre, il est aucunement nécessaire de le forcer. Mettez « selected poems » c’est déjà plein d’insinuations. Comme Robert Frank publia « Americans » avec préface de Kerouac. Ou comme Ed Ruscha publie Twentysix gasoline stations.
Ainsi, comme dit-il on boit un café ou fume une cigarette, Fabio Viscogliosi dessine. A moins que ce soit le monde en ses propres tremblements, dispersions, dans son travail de tricot, innocemment, qui sous ses mains dessine le rêve qu’il fait de lui-même. En tout état de cause, Fabio Viscogliosi recueille les feuilles qui s’accumule, les glisse dans des pochettes, des boites, qu’il range elles-mêmes dans des tiroirs. Parfois dans des livres. Parfois dans des expositions. Parfois sur des pochettes de disque. S’y balise quelque chose. Les contours d’un archipel, un album illustré. Par esprit d’escalier. S’y accrochent parfois quelques mots, le souvenir de paroles de chansons, de lectures. Des remarques en passant. Mais même sans cela, cela tient du poème. On imagine comme Cummings que ceux-ci presque naturellement s’assemblent en feuillets. Pourraient faire 95 poems. Ou 9+1. Ou 5, parce que ce serait invité le souvenir d’un poème de Williams sur un tableau de Charles Demuth.

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