« Où vont ces moments
Quand ils nous échappent
Quand la vie dérape
Où vont ces moments
Vers quels autres gens
Dans quel autre temps »
Jean-Louis Aubert
L’art aurait pour fonction peut-être (mais le mot est trop technique), d’abriter certains moments discrets. De recueillir certains élans. D’en prendre soin. Avec autour d’eux, en cercles concentriques, en vagues frémissements, le mélange de pensées libres, de réflexions, de réminiscences qu’ils suscitent et qui effrangent l’événement.
Oui, ce serait un refuge, un lieu de dépôt ou de conservation pour certaines manifestations de la conscience et du sensible, pour les faits affectifs que l’économie virile et productive dénigre.
Sans doute aucun projet ne se formule ainsi et l’on se fait croire que l’on travaille sur tel thème, telle question, tout rationnellement et volontairement. Peut-être a-t-on même des idées dessinant une perspective dans la nuit, comme le font des phares de voiture, et qui vous guident. Mais au fond, tout cela est très primitif et très sensible. Et les raisons véritables se chuchotent sans témoins, se perçoivent plus qu’elles se nomment.
On remarque un oiseau blotti sur lui-même au bord du chemin et un mouvement vous penche délicatement sur sa fragilité, sa détresse. Vous cherchez du regard une branche à quelque hauteur pour l’y déposer, les mains en corbeille accueillante et l’âme inclinée. Des poèmes brefs ont été ciselés pour tenter d’en recueillir l’image et la tonalité. Parfois juste pour la façon qu’a une plante de se courber dans la lumière. Et on s’attendrit encore à lire l’Haïku qu’un moine contemplatif a déposé sur une page il y a un siècle ou plus dans un village de Shikoku ou d’Hokkaido dont on ignore le nom. Parce qu’il vous semble essentiel et presque miraculeux que cet imperceptible changement de l’air qui marque le passage d’une saison dans une autre ait reçu le témoignage d’un qui s’était rendu attentif et assez délicat pour le dire fidèlement. Et parce qu’à le lire vous remonte dans le corps le souvenir physique de cette saveur indescriptible dont vous reconnaissez, dans l’ombre d’événements plus massifs, l’importance discrète.
C’est quelques fois quelque chose de plus tonique, le rythme mécanique qui s’insinue dans la Prose du Transsibérien. Et même disséminé en onomatopées expressives, le champ de bataille générique qu’aime à reconvoquer chaque guerre, s’animant sur la page de poèmes futuristes ou bruitistes.
Une de ces images tendres que Plossu ramène à la vue. Un regard d’une fraction de seconde et que la photographie étire vertigineusement dans une forme de mélange des temps troublant semblable à celui qui sinue autour des portraits du Fayoum.
Un geste retenu, élégant, une posture, un sentiment d’espace ou d’émerveillement : « se percevoir simple, infiniment, sur la terre ».
On sait comment dans une chambre en Hollande, en marge de la guerre justement, Descartes en vint à considérer son propre doute, et partant sa pensée, comme la seule preuve tangible de son existence réelle. Et c’est un petit poème qui condense les girations de l’expérience : cogito ergo sum. Une sorte d’île où se tenir.
Comme un jour Matsuo Bashô a écrit : « Dans le vieil étang/une grenouille saute/un ploc dans l’eau ! » Écho qui se réverbère jusqu’à nous, un peu mélancoliques, songeant aux moments de félicité, aux moments calmes qui nous ont désencombré et comme permis de voir plus clair.
Ceux-là qui dressèrent sur l’étendue des pierres droites, menhirs et autres mégalithes, Inukshuk, mâts et totems, ne sentaient-ils pas pareillement l’espace et le temps s’infinir tout autour, mettant leur geste dans une perspective immense ?
Philippe Jaccottet un jour, sondant les contours de son expérience poétique et les mobiles de son écriture, observe : « si j’interrogeais des souvenirs, si je prenais même quelques notes, c’était d’abord avec l’espoir de répondre à une question extrêmement simple, qui ne concernait que ma propre vie, et nullement pour écrire un livre. » Ne le guide rien d’autre en somme que son « sentiment d’avoir vécu, certains jours, mieux, c’est-à-dire plus pleinement, plus intensément, plus réellement que d’autres ». Et les poèmes, se souvient-il, ou l’expression qu’on dit poétique pour la distinguer de la description ou de l’analyse abstraite, réclame à chaque fois qu’il a vraiment, selon son sentiment, vécu.
Elle vient attester et conforter l’expérience. Presque la surligner à la façon dont certaines peintures ou gravures rupestres s’adossent à des reliefs naturels, des visions, que la main vient seulement accuser.
Dans son travail d’élucidation, il se concentra d’abord sur les impressions que lui faisaient en particulier « les statues égyptiennes et sumériennes ». Et on ne peut s’empêcher alors de penser pour soi-même à ses propres rencontres avec des objets tirés de civilisations passées et qui, dans leur silence, leur grâce spéciale, leur énigme, nous fascinent. A l’état de somnolence excitée qui nous fais parcourir des salles, penchés sur des vitrines, plongé dans un émerveillement presque enfantin, en tout cas d’abord sans mots, passablement perplexes, semblable à celui que procure la contemplation d’un ciel étoilé et les considérations sur l’espace et le temps.
Me reviennent les mots de Rilke : « un jour à Naples, devant quelque antique sarcophage, avait tressailli en moi comme la pensée… »
Oui, c’est affaire de disposition, de contact, de touché et de délicatesse.
Et cela a à voir avec une sorte de méditation. Une approche qui cherche à échapper à l’alternative de la proie et du prédateur et élabore une disponibilité active. Une sorte de digestion, de métabolisation mentale.
L’œuvre quelle qu’elle soit recueille ces moments, en atteste, en mesure la charge toute subjective. Elle les objective en quelque sorte, quand ils pourraient demeurer aussi incertains que des hallucinations.
Jaccottet témoigne que joie et stupeur croissante, splendeur lui ont été donnés par « le monde extérieur », sa demeure mouvante, changeante, sa considération. Splendeur qui, alors qu’elle lui paraissait de plus en plus lumineuse et aérée, et dans le même temps de moins en moins compréhensible, l’appelait instinctivement à écrire. Comme si le travail qu’il aurait pu faire sur les mots allait l’aider à l’approcher et lui donner un surcroit de réalité.
La réalité, c’est la mise en récit des éléments entraperçus furtivement du réel. Développé intelligible, cohérent, unitaire auquel se confond le monde. Peut-être pourrais-je dire que ce que travaille ce langage particulier du poème, c’est un recours grammatical singulier à même de rapatrier dans l’intelligible une réalité sensible perçue en dehors de son empire et qui l’affecte.
Des livres, parfois courts, à l’image de Baleine de Bertrand Gadenne, des nouvelles de Kafka, des poèmes en prose de Baudelaire ou des étranges cartes postales en quoi consistent certains textes de Borges ; des œuvres aussi différentes que La dentelière de Vermeer, un portrait de Soutine, une rêverie de Miro, Le Chardonneret de Fabricius ont ce pouvoir d’héberger des morceaux de notre vie intime qui nous sont précieux et demeure rétifs à se livrer dans la lumière.
Et rien ne nous émeut tant que d’y retrouver la saveur particulière d’une intuition, d’une sensation, d’une observation instinctive intraduisible qui ne pourrait être paraphrasée mais qui y est comme cernée par la forme que prend l’œuvre, localisée et maintenue vive.
Quelque fois cela vous remonte dans le détail d’une peinture ancienne, dans ces femmes en bikini jouant au ballon sur les mosaïques de la villa Casale en Sicile datée du IIIe siècle, dans la tristesse de Gilgamesh pleurant Enkidu et sa propre finitude, dans un geste gracieux qui traverse le chaos d’une toile cubiste de Picasso ou la sérénité métaphysique d’une nature morte de Juan Gris. Ou comme en plan de coupe s’insérant dans les langueurs mystiques du cinéma de Tarkovski. On le retrouve invraisemblablement souvent dans la contemplation tendre et pleine d’humour des dessins de Sempé, dans l’enfance mutine à laquelle il redonne vie. Dans la dérive photographique de Plossu ou de Claude Nori flirtant sur le longomare, et de tant d’autres. Dans les poèmes objectivistes de William Carlos Williams. Dans les plus belles heures de Marie-Claire Mitout composant son trésor comme on chérit les moments qui remonteront à la fin de la décantation d’une vie. Longue séquence qui me rappelle la phrase de Novalis : « Le Paradis est dispersé sur toute la terre, c’est pourquoi nous ne le reconnaissons plus. Il faut réunir ses traits épars. »
Cela fait-il de nous nécessairement des mélancoliques ? Des êtres méditant sur des choses minuscules, lointaines, révolues ou impalpables ? Des êtres fascinés par les traces ? Par l’insondable « musique des sphères » ? Ou de ces sortes de shamans comme il en existe probablement depuis le début de l’humanité, requis par des rituels étranges qui ont à voir avec le temps, la mémoire, l’indicible et généralement tout ce qui échappe, et auxquels est tacitement confié la tâche démesurée de veiller les lucioles ? De nourrir d’huile grasse les petites lampes qui éclairent en vacillant le frémissement du temps sur la peau des vivants au fond d’autels oubliés dans les marges de nos vie tumultueuses ? Parce qu’il pourrait qu’un jour, la détresse consommée, s’y trouve notre salut. Ou du moins les reliques de notre conscience.
Illustration : Sempé.
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