Les photogénies de Laure Tiberghien

« Pourquoi en effet certaines émanations seraient-elles possibles et non pas d’autres plus subtiles ? On ne saurait répondre. Songeons surtout qu’une multitude de corpuscules imperceptibles, qui se trouvent à la surface des corps, peuvent s’évader sans perdre leur structure, sans changer leur figure première, et d’autant plus rapidement que peu d’entre eux ont des obstacles à redouter sur leur route, et qu’ils sont placés au premier plan. »
Lucrèce

On connait l’anecdote, Henry Fox Talbot l’a raconté lui-même dans la préface qu’il rédige pour ce qui sera le premier livre de photographie de l’histoire. Il était avec sa jeune épouse en voyage de noce en Italie. Sur les rives du lac de Come, alors qu’il s’escrime maladroitement à dessiner le paysage depuis les escaliers de la villa Melzi à l’aide d’une chambre claire, il rêve d’un procédé qui pourrait fixer le reflet des images et dépasser ainsi les trahisons de la main. Ce procédé, il le nomme d’abord « dessin photogénique ». Et le titre qu’il donnera à son livre, « The pencil of nature », témoigne de cette idée de la nature se dessinant d’elle-même par l’action de la lumière. En France, les noms d’héliographie puis de photographie entérinent cette idée d’écriture par le soleil ou la lumière.
C’est que ce qui est visé par Talbot, Niepce ou Daguerre, c’est la fixation scrupuleuse et mécanique, objective, du dessin des apparences. La lumière ici n’est qu’un vecteur comme le crayon est cet outil qui, aidé par la main, permet de représenter un objet, un paysage ou une personne.
Cet assujettissement est resté largement un impensé de la photographie, puisqu’il était en quelque sorte inscrit naturellement dans son programme.
Aujourd’hui, la photographie a deux siècles, et son usage s’est rependu comme une trainée de poudre. Capturer mécaniquement les apparences n’a plus rien de miraculeux, tout comme le fait de jouer sur l’aspect esthétique de la chose par toutes sortes de filtres ou de manipulations, voire fabriquer des vérités alternatives par la retouche, le montage ou la génération d’images digitales artificielles. La réalité apparait plus que jamais comme un filtrage, un mode de lisibilité dépendant des outils, conceptuels, sensibles, comme des dispositifs et des machines qui la servent ou la construisent. Sitôt évoqué le travail d’un photographe, on poursuit en développant sur le style ou la fiction.

Quittant la foule à l’appel de chemins buissonniers, il est plaisant de se laisser tenter par quelque uchronie, ce développé alternatif de l’histoire. Un possible dont nous nous sommes éloignés à la faveur de bifurcations, de buissonnements et qui désigne ce qui aurait pu se passer en regard de ce qui s’est passé effectivement. Ou bien un possible qui a eu lieu dans une autre dimension que celle que nous habitons. Quoiqu’il en soit : nous voilà dans les années 20 ou 30 du XIXe siècle. Nicéphore Niépce, un ingénieur français né Joseph Niépce à Chalon-sur-Saône, a tourné sa caméra sur une table dressée. Plus tard il regardera à travers une fenêtre la vie des ombres d’heure en heure. Il pense nommer son invention la skiagraphie, mot à mot l’écriture des ombres. Puis il se ravise. Ce qui le retient, plus que le motif de l’ombre, c’est la texture qui les anime, l’hésitation de leur superposition, les moirures qui se font sur le poli d’argent. Il cherche.
Outre-manche un certain Henry Fox Talbot s’essaie à disposer des feuilles, des herbes, des napperons sur du papier photosensible. Mais tout cela l’ennuie vite. Seule l’image réalisée par l’imposition d’un morceau de vitre brisée ravive ses désirs. Il aime, écrit-il dans son journal, regarder longuement la transparence d’une feuille d’arbre (leaf) se fixer sur la feuille de papier sensible (sheet) dans les remous d’un bac d’eau salée.
Les deux hommes sont tout près du but, l’un par l’ombre, l’autre par les diffractassions lumineuses du verre. Il faudra qu’ils trouvent à combiner la sympathie du papier et le brillant du métal. Mais tous deux l’ont trouvé, avec ce peintre qui découvre son propre tableau retourné au fond de l’atelier, illisible mais beau dans son harmonie colorée : c’est le sujet qui gêne. Il est là comme une entrave, un parasitage qui ramène tout à lui et cache l’essentiel : la lumière. Ses variations, ses jeux. L’impalpable enfin révélé. On ne sait qui bute sur le nom comme une évidence. Cette technique qui s’invente, cet art, ce sera la photogénie. L’engendrement par la lumière ? L’engendrement de la lumière ? Il a l’avantage, par ce mot de « génie » d’inviter dans ses parages ce qui tient du spectral, de l’aura, ce tremblement de l’air qui annonçait la venue, la présence des héros quand « graphie » désigne trop étroitement le tracé, le ligne, le contour et l’écriture.
On ne sait exactement quand leur rencontre a lieu, les avis là-dessus divergent. Sans doute dans les années 40, peu de temps avant de s’associer sous le pseudonyme d’Aurore Tiberghien bientôt contracté en Laure Tiberghien. Tiberghien viendrait du germain Theodberga : « qui protège le peuple ». En l’associant à l’aube on pourrait entendre derrière ce nom d’artiste l’idée d’une association populaire (d’autres inventeurs se seraient associés à Niepce et Talbot : un certain Daguerre ?) qui se serait donné pour but la protection de ces lueurs matinales. Certains lise derrière « theo » l’annonce par la lumière divine à Marie et donc l’incarnation divine de la lumière elle-même. Mais peut-être cherche-t-on à donner du sens à un caprice du hasard. L’œuvre se fit et ce fut à l’abri de ce nom : Laure Tiberghien.

Ainsi s’éclaire cette œuvre singulière qui inspira plus tard des artistes comme le letto-américain Mark Rothko, l’américain Barnett Newman ou le français Pierre Soulages, lequel devait insister souvent sur le fait que le sujet de sa peinture était la lumière et encore sur sa manière intuitive et tâtonnante : « ce que je fais m’apprends ce que je cherche ».
Peut-être a-t-on minimisé l’influence de la peinture sur l’œuvre de Laure Tiberghien. Notamment celle de William Turner, en vogue à l’époque, et de quelques autres artistes atmosphériques accompagnant les recherches scientifiques de leur temps avec la liberté de leurs moyens. Mettez mentalement côte à côte une des photogénies de Laure Tiberghien et le cyanomètre de Saussure et Humboldt par exemple. D’un côté l’outil qui tente de caractériser et discriminer les diverses densités de bleu que l’on selon la corruption des « vapeurs opaques et d’exhalaisons de l’atmosphère ». De l’autre, la poésie envoutante de l’impalpable. Mais côte à côte encore une fois, des affinités certaines incitent à penser que l’art tient au regard en quelque sorte désintéressé et rêveur que l’on porte sur les choses. Qu’il tient parfois simplement du hasard accueilli et pris en compte non comme hasard mais comme manifestation physique, comme ce que l’on appelle parfois « génie ». Et on se souvient que jadis art et science ne se discriminaient pas artificiellement comme aujourd’hui selon des fins supposées distinctes. Qu’il s’agissait, dans un même mouvement d’une attention et d’une expression, d’étude et de songe, d’objectivité et de méditations versées au grand domaine des humanités.

Le poète Stéphane Mallarmé confiera avoir médité ses théories sur le théâtre en songeant « aux silencieuses lueurs des œuvres de Laure T. »
« Le papier, écrit-il, intervient chaque fois qu’une image, d’elle-même, cesse ou rentre, acceptant la succession d’autres et, comme il ne s’agit pas, ainsi que toujours, de traits sonores et réguliers ou vers, plutôt, de subdivisions prismatiques de l’Idée, l’instant de paraître et que dure leur concours, dans quelque mise en scène spirituelle exacte. »
(nous pourrions citer toute la préface) « Tout se passe, par raccourci, en hypothèse ; on évite le récit. »
Et ce vers fameux le disant en filigrane : « Rien n’aura eu lieu que le lieu », — le lieu inférieur, hasard où tout retombe, « clapotis quelconque comme pour disperser l’acte vide » nous semble alors comme un hommage à ce désir d’espace presque mystique, alchimique qui obsède l’œuvre de Laure Tiberghien. Oui, ce lieu impalpable régi par une mathématique aussi rigoureuse que libre semble une des principales préoccupations de cette étude photogénique. Lieu que l’on est tenté de confondre au fameux templum des oracles, ce quadrangle de ciel aux moirures, aux modifications atmosphériques subtiles, dans lequel ceux-ci scrutaient les signes.

0 commentaires

Soumettre un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *