« Une caméra montée dans le nez d’un chasseur et couplée avec les armes de bord s’est mise à tourner lorsque le pilote a ouvert le feu. L’objet est en voie de désagrégation dès son apparition, par le fait même. »
Pierre Bergounioux
Il y a un certain nombre de faits qui vous laissent incrédule, vaguement stupéfait au bord de rire parfois, d’un rire comme on dit nerveux. Combien de ces drames du passé et même encore de ceux qui se jouent aujourd’hui se sont engagés sur des propos oiseux, justifiés par des raisons aberrantes, confortés à grands renforts de sophismes, quand ce n’était pas de cynisme et de mauvaise foi ? Oui, il s’est fait et il se fait encore que des personnes, des groupes et même des nations entières en assujettissent d’autres, les brutalisent, les réduisent en esclavage, les dénigrent ou s’acharnent à les soumettre de corps et d’esprit pour leur intérêt bien compris, mais aussi (et on se demande quel rôle joue là-dedans l’inconscient) au nom d’une idéologie bizarre, comme par caprice ou lubie.
Ainsi des croisades et autres guerres de religion s’adossant à celle-ci pour justifier moralement les meurtres et les pillages, les destructions iconoclastes, l’exploitations des êtres et des biens, des territoires et des ressources. Ainsi, des plus subtiles alliances et guerres d’influence, des campagnes d’évangélisation, des missions.
Des hommes qui ont incorporé quelques croyances par un endoctrinement consciencieux et qui ne peuvent dès lors plus mettre en doute ce monde proprement imaginaire, sa légitimité, ses récits et perspectives, sous peine de se dédire et se saper toute leur philosophie, leur morale, leur doctrine. Qui se persuadent enfin qu’il ne peut et ne doit en être autrement et que le monde entier doit absolument adopter leur foi en même temps qu’il doit servir leur empire. Des hommes sans scrupule ni embarras persuadés de savoir et s’irritant ou raillant les mythologies, les rites concurrents ou simplement autres. Refusant d’être, de quelque manière que ce soir, contredits.
Dans leur délire borné tout cela ne peut être, sinon enfantillages, diableries et même blasphème, injure, effronterie.
Et on a des récits et témoignages de missionnaires notant pour l’exotisme les mythes qu’ils se font raconter, raillant leur bizarrerie, leur infantilité, leur ignorance de « la vraie foi ». Tout incapable de se voir en miroir, trop imbus de leur pouvoir pour douter d’eux-mêmes de leur légitimité, de leur croisade, de leurs propres mythes et du caractère vernaculaire de ceux-ci.
Les plus compatissants leur trouve une grande naïveté ou se désolent de voir ces sauvages dans une si grossière ignorance, « ridicules extravagances », « idées confuses et fabuleuses, si simples, si basses et ridicules qu’elles méritent d’être seulement mises en lumière pour en faire connaître l’ignorance et la grossièreté » et s’engage à les instruire de leur propre foi et les convaincre que seul le récit biblique est conforme à la raison.
On s’irrite aujourd’hui de telles œillères, de tels angles morts de la raison, d’un tel égocentrisme, et lit avec douleur ces francs délits de racisme, cette incapacité de créditer l’autre d’une raison ou d’une sagesse, d’une légitimité dont on se dote à l’inverse naturellement sans jamais les questionner.
Cependant il se fait que dans ce travail d’érosion et de conversion forcée dont les missionnaires se font les hérauts, certains qui, par goût de l’exotisme, véritable curiosité ou manœuvre d’infiltration retorse, en consignant ce qui leur est livré, se fasse les premiers ethnologues de l’histoire moderne. Qui pour enquêter, qui pour analyser comment derrière tel mythe se trouve en vérité l’épisode du déluge, mais mal compris et comme déformé (ils ignorent alors que la Genèse emprunte elle-même au vieux mythe de Gilgamesh), qui pour mieux infiltrer les consciences et mieux débusquer le malin, comme plus tard s’organiseront des expositions d’art dégénéré : tout un clergé lettré a incidemment recueilli le visage d’un monde que de l’autre main il éradiquait consciencieusement. Ironique miracle, amers cependant.
Il est injuste j’en conviens de juger une autre époque depuis la sienne et il n’est que quelques personnalités par siècle pour s’extraire de leur milieu et se défaire des à priori de leur culture de leur temps. Tout le monde n’est pas Montaigne jugeant qu’il n’y a « rien de barbare ni de sauvage dans ce peuple, d’après ce que l’on m’en a dit, sinon que chacun appelle barbarie ce qui n’est pas dans ses coutumes ; et, en vérité, il semble que nous n’avons pas d’autre critère de la vérité et de la raison que l’exemple et l’idée générale qui nous viennent des opinions et des usages du pays où nous sommes. Là se trouve toujours la parfaite religion, le parfait gouvernement, la façon la plus parfaite et la plus complète de tout faire. »
Cependant, le dernier roman graphique de Jean Dytar, dont le scénario est coécrit avec Romain Bertrand (auquel on doit d’excellentes études sur l’histoire coloniale des Amériques), s’il traite d’événements historiques, à l’instar de son J’accuse !, incite à observer les mécanismes contemporains au prisme des enseignements de l’histoire. L’affaire Dreyfus posait la responsabilité des médiats et des idéologies droitières dans l’injustice qui frappa l’officier alsacien de confession juive. Et on fulmine, à reprendre le dossier un siècle après, de l’abjection, de l’inanité des attaques, de l’aveuglement idéologique, des entraves à la raison et à la justice qui furent à l’œuvre alors.
Peut-être est-ce simple coïncidence. A la radio j’entends un commentateur, spécialiste de l’école, pourfendre le wokisme (dans lequel entre pêle-mêle l’éducation à la sexualité, une quasi promotion de l’homosexualité et l’enseignement des théories de Darwin) en se réclamant de tradition chrétienne française. Un peu avant un reportage donnait à entendre des représentantes du mouvement américain tradwife, femme au foyer, mère de nombreux enfants « dévouée à son mari et à Dieu » et récitant à peu près la « Guía de la buena esposa » écrit par Pilar Primo de Rivera dans l’Espagne franquiste. Certains rêvent de graver sur tous les bâtiment publiques la devise pétainiste. Le conflit israélo-palestinien s’exporte en Europe où les attentats antisémites se multiplient. On chasse partout les migrants. Alors oui, cette curieuse aventure qui commence « le 5 tecpatl du premier mois Jaguar de l’année 8 du Roseau ou en l’an de grâce 1539 de Notre Seigneur Jésus-Christ » n’est pas sans résonner avec nos temps présents de recul démocratique et progressiste où la puissance brute et le libéralisme le plus cupide et cynique, le racisme gangrènent.
Ici, Les sentiers d’Anahuac, s’inscrivant dans l’histoire de la conquête du Mexique par les espagnols, et dans sa christianisation, témoigne de ses violences les plus insidieuses. On le mesure depuis la fragile singularité d’un pays laïc du XXIe siècle débutant, comme pouvoir et religion ont souvent eu partie liée et comme ils sont encore ici et là intimement joints. Et le paganisme comme les croyances exotiques, les superstitions, dans l’alternative qu’ils et elles incarnent, sont intolérables dans ce qu’ils et elles ouvrent de possible pour qui est campé sur son orgueil, sa supériorité, sa (mauvaise) foi.
Ainsi, Bernardino de Sahagun, missionnaire franciscain dont le livre retrace la vie en Nouvelle-Espagne, et dont l’évangélisation active dans le courant du XVIe siècle, n’a de cesse de traquer les traces d’insoumission, de résurgences des cultes anciens qu’il juge diaboliques. Et c’est tout un monde – Jean Dytar le traduit en ayant recours à deux registres graphiques entrant en friction – qui se trouve étouffé par l’autre à travers la langue, l’écriture, les images, les cultes, les croyances, sous un prétexte moral.
Sans doute nos religieux croyaient-ils bien faire et tous les discours coloniaux se parent des mêmes habits : il s’agit d’apporter la culture, la civilisation, la raison, l’hygiène en même temps que la vraie foi. Et la mainmise sur la force de travail et les ressources locales passent presque pour une juste et bien légère rétribution. Est-ce un lapsus révélateur lorsque le padre Bernardino partage avec le jeune novice Antonio ses réflexions sur les moyens de « conquérir efficacement les âmes » quand il est question de les convaincre, convertir, guider ?
Comme les publicistes et ingénieurs en marketing aujourd’hui s’adjoignent les services de la sociologie et des neurosciences pour dicter les comportements et passer les défenses de la raison, Bernardino comprend que pour infiltrer les consciences il lui faut mieux connaitre et comprendre les anciens cultes, débusquer les supercheries, syncrétismes et fausses conversions. Ainsi entreprend-il de faire traduire en latin les mythes que les anciens connaissent encore et que l’on nomme huehuetlahtolli. Sommes connue aujourd’hui sous le nom de codex de Florence. L’intention est mesquine, la manœuvre dépourvue de noblesse, mais l’entreprise est monumentale, révolutionnaire et, on le mesure aujourd’hui, abouti à un trésor.
Le livre de Jean Dytar et Romain Bertrand, adossé à une rigoureuse documentation fait le récit émouvant de cette rencontre de deux cultures, de deux mondes et des curieux hybrides qu’elle engendre, métis partagés par deux langues, deux traditions et qui se sont trouvés par les hasards de l’histoires historiens d’un monde qu’ils regardaient comme dans un rétroviseur, en le quittant. Zélés convertis, archivistes, collecteurs de traces soumis au pouvoir colonisateur qui se sert d’eux. Pouvaient-ils s’imaginer que l’on se penche sur leur ouvrage des siècles plus tard, miraculeusement, comme sur des reliques, en réveillant un monde enfoui, en rêvant des uchronies ? On parlerait nahuatl, on dessinerait nos mythes et personne ne serait persuadé d’avoir raison aux dépends des autres. Ceux qui s’embarqueraient pour les lointains le feraient par curiosité, par goût de l’autre, pour se décentrer et en apprendre, avec humilité et prévenance. Et qui sait, comme des mots s’exportent d’une langue dans l’autre, comme des recettes et des musiques, des danses s’échangent, se mêlent, on raconterait des histoires à grands renforts d’images, au-dessus de la silhouette de volcans, des petits signes en forme d’interrogation ou de volutes synthétiques diraient leurs fumeroles et d’un signe semblable horizontalisé se marquerait le souffle de la parole. Des petites virgules bleues terminée d’ocelles désigneraient ici les larmes, là l’exclamation et la sueur et plus grandes des cours d’eau dont elles partagent la nature. Notre monde en serait comme augmenté d’autant.
Les sentiers d’Anahuac de Romain Bertrand et Jean Dytar, coédition La découverte/Delcourt.
0 commentaires