Je me suis penché souvent, et avec émotion, sur les pousses qui s’établissent dans les joints, dans les fissures du béton des chaussées, dans des lacunes et des interstices. Petites vies discrètes. Volontés farouches. Humbles expressions de vies intercalaires ou marginales, germinations adventices.
Parfois ces vies s’extirpent de la couleur, de l’encre, de tâches, à la faveur de paréidolies ou parce que la main qui fouille du pinceau est encline aux figures. S’amuse ou se délasse à les voir naïvement surgir comme font parfois au fil des mots les pensées aux heures hypnagogiques. Et c’est rêvassant qu’on place ici deux points comme on coudrait des boutons de chemise au visage d’une poupée de chiffon. Une canne ou une jambe, l’esquisses de bras, le sac d’un ventre. On fait pareil à la fin du repas en piquant de cure-dent un bouchon de liège, en tordant, quadrupède, le muselet d’une bouteille de mousseux (géniale danse des petits pains chez Chaplin).
Il n’en faut pas davantage pour que depuis la feuille l’événement s’incorpore (ou s’incarne), même sommairement, même fragilement, et vous regarde.
Parfois même c’est à travers vous qu’il regarde, simple mouvement depuis la feuille, depuis la tâche, en direction de l’espace atmosphérique. C’est un possible. Ou un désir dont on ne sait dire s’il vient de l’artiste ou de la matière elle-même. Vous croisez un regard en somme, une existence embryonnaire, transgressive, farouche, chétive ou fière, qui vous ouvre à son monde.
Il est difficile de ne pas se laisser aller à sa petite musique. Pour l’artiste qui s’embarque à sa suite, apprivoise son mouvement de houle, comme pour celui qui feuillette l’illustré de leur suite. Vous détaillez alors chaque silhouette qu’éclaire théâtralement l’écran blanc du cinéma de papier comme si c’étaient les figures d’une fête paysanne dans un tableau de Bruegel.
Quelques surréalistes s’y essayèrent, croisant Bashô et Hokusai ou même Dubuffet et Novarina. Pour ne rien dire des soleils ou des nuages, des maisons faisant visage (ou des visages faisant maison) dans les dessins d’enfants.
Connaissez-vous La petite personne de Perrine Rouillon ? Allez y voir, c’est cousin de ce que j’évoque ici : « De loin, ça ressemble à un grabouillage, de près c’est de la schizo-philosophie, drôle.Tout étant dans tout, comme d’hab’, la Petite Personne c’est toi quand t’es introspectif, mais c’est aussi l’auteur se roulant en boule sur lui-même ; ça se prend pour Dieu et pour rien, c’est du haïku en dessin ».
Ce serait presque assez au fond que délicatement des figures advenues se signalent par leur seule morphologie. Mais il faut les reconnaître. Du moins nous les reconnaissons. Et c’est ainsi que Frédéric Khodja, qui les a trouvés dans l’encre comme s’il fallait toujours que la vie naisse du liquide, leur dit leur nom. On dit d’où l’on est comme d’où l’on naît en jetant dans l’espace sonore un mot qu’on a reçu en guise de totem. On salue l’être paysage, l’être cinéma, l’être géographique, l’être anthropologue, l’être nuit en leurs variations comme Proust le visage d’Albertine démultiplié en ses diverses apparences.
On ne souvient que dans l’Égypte ancienne il était échu au dieu Ptah de prononcer le nom des choses pour les faire exister, comme on le lit sur une tombe à Saqqarah : « toi qui passe, prononce mon nom afin de ma donner la vie éternelle ».
Mais voilà : ces choses nous émeuvent. Nous meuvent. Il nous en faut témoigner. Et puisque nous sommes êtres de langage, c’est par lui que nous accueillons ces corps visibles, ces aventures, ces advenues. Comment elles nous rejoignent, comment d’une pensée, d’une phrase qu’elles inspirent, dans leur singularité, leur altérité bonhomme, ces vies germinatives nous concernent, cela force à se dire. Alors, Jacques Sicard, dont on connaît les cinépoèmes, le goût pour la prose de Baudelaire, réalises quelques instantanés comme Francis Ponge jadis prenait le parti des choses les plus humbles. De quoi répond-il ? De leur véracité ? témoignant pièce à pièce. De sa rencontre ? De nos irrépressible besoin de tisser des histoires, de voir dans chaque trace un signe ? De ce que la langue noue la pensée et la main dans une forme de saisie singulière qui est comme un palpé des choses du monde ?
Du plaisir de dire la gymnastique de la conscience ? Sans doute de tout cela simultanément. Guidant le regard, il convoque aussi des sensations anciennes, des échos, tout en respectant le silence de l’image. C’est tenu, dense, mais léger aussi, à la manière d’un télégramme (« je vous attendrais à midi six sur le quai, je porterais un polo bleu clair et une valise en carton bouilli »). Il dit ce qu’elles déclenchent en lui, en nous comme on écrirait au dos de cartes postales.
Par exemple :
« En colère. Très en colère. Mains enfoncées dans les poches. Du moins une. Pas forcément un enfant (je pense néanmoins à la trilogie cinématographique de Bill Douglas : Portrait d’enfance), bien que vêtu d’une culotte courte. Culotte et jambes issues de la même peau mandarine, peut-être d’une même étoffe aux cent piqûres – tel un pantalon bouffant du début du XXe siècle. Un chandail à col roulé aubergine et la tête comme un blason ou un heaume : profil sans proéminences, lisse ; l’orifice en amande pour le regard froid ; sur l’arrière, bleu noir, la chevelure ou le plumet. Il est penché vers l’avant sans pour autant marcher. Chercherait-il un empilage de grimes pour en faire un lieu de jeu ? La tête inexpressive est le théâtre d’une guerre de mille ans. »
On va ainsi, de dessin en dessin, de texte bref en texte bref comme les pèlerins marquent leur pèlerinage de stations. Et une histoire advient, par notre lecture même, notre progression dans les pages. Nous sommes l’Alice transportée dans le paradis du temps passé, le paradis du temps que nous passons, du temps que nous déployons à chaque fois que nous nous mettons en marche.
Past Time Paradise, Frédéric Khodja & Jacques Sicard dans une très belle édition Les murmurations.
0 commentaires