« Je défie la nature de ne pas fabriquer à la journée, depuis que le monde est monde, des milliards de systèmes solaires, calques du nôtre, matériel et personnel. Je lui permets d’épuiser le calcul des probabilités, sans en manquer une. Dès qu’elle sera au bout de son rouleau, je la rabats sur l’infini, et je la somme de s’exécuter, c’est-à-dire d’exécuter sans fin des duplicatas. »
Auguste Blanqui
« Cette femme endormie sur le canapé rêve qu’elle est transportée dans la forêt, entendant le son de l’instrument du charmeur. Ceci donne le motif pour lequel ce canapé est dans le tableau. »
Le Douanier Rousseau
« Des souvenirs d’enfance et de quelques autres se dégage un sentiment d’inaccaparé et par la suite de dévoyé, que je tiens pour le plus fécond qui existe. »
André Breton
L’élève sur sa copie, le chercheur aux prises avec d’anguleux problèmes, le poète, le lecteur frayant dans les bas-côtés du livre sur lequel il est penché, l’artiste enfin s’aventurant dans les hautes herbes d’une mélodie, dans l’étendue lacustre d’une saveur, dans l’insondable mystère vibratile des couleurs ont ce même geste souvent : on les voit l’œil vague, le visage statufié, fouillant quelque chose dans leur ombre en prenant des poses mélancoliques ; après ils se redressent, ouvrent la bouche sous une fontaine invisible, semblent suivre au plafond vouté de leur être intérieur des chemins sinueux et indicibles. Ils vont dans les cloisons du monde comme on se faufile à la fête foraine dans les galeries des glaces, se gondole sur les miroirs tordus qui vous tassent ou vous étirent, émerge d’un rêve troublé par ce qu’on y a vécu, débouche sur un panorama, le ciel immense couchant sur de hauts plateaux évasés en pierriers.
Des choses semblables arrivent quand on attend un train sur le quai d’une petite gare de campagne parfois, ou quand on s’endort au théâtre, ce qui est, j’ai lu quelque part, la meilleure façon d’apprécier le Nô.
Dans le fauteuil le corps s’affaisse et s’oublie. L’intrigue dévide sa gymnastique. Des silhouettes réminiscentes se dédoublent en miroir à la faveur d’on ne sait quelle pliure de l’âme, se surimpriment au caprice ou se démultiplient. Le profil d’un cheval, image de la solitude ou de la patience, l’ossature d’un éléphant s’invitent et hantent de vastes paysages tout nervurés de traces comme font les gouttes de pluie sur les vitres où la bave des escargots sur les dalles. De petites scènes s’essaient, esquissant des haïkus visuels dans lesquels entrent et circulent beaucoup d’air et de temps. Vous traversez des couloirs, vous tenez face à des murs. Sur ces murs des tableaux. Une communauté de tableaux dont vous devinez qu’ils partagent un dialecte que vous entendez mal malgré des airs familiers. Vous comprenez sans comprendre. Vous êtes dans une salle de cinéma et des figures dominent comme des dieux en grand écran.
Platon en tira un récit compliqué dont il voulut faire une sorte de métaphore, sorte d’écho déformé par la mémoire des mythes que se passaient les pythagoriciens. « Imagine un antre souterrain, très ouvert dans toute sa profondeur du côté de la lumière du jour ; et dans cet antre des hommes retenus, depuis leur enfance, par des chaînes qui leur assujettissent tellement les jambes et le cou, qu’ils ne peuvent ni changer de place ni tourner la tête, et ne voient que ce qu’ils ont en face. La lumière leur vient d’un feu allumé à une certaine distance en haut derrière eux. Entre ce feu et les captifs s’élève un chemin, le long duquel imagine un petit mur semblable à ces cloisons que les charlatans mettent entre eux et les spectateurs, et au-dessus desquelles apparaissent les merveilles qu’ils montrent. Figure-toi encore qu’il passe le long de ce mur, des hommes portant des objets de toute sorte qui paraissent ainsi au-dessus du mur, des figures d’hommes et d’animaux en bois ou en pierre, et de mille formes différentes ; et naturellement parmi ceux qui passent, les uns se parlent entre eux, d’autres ne disent rien.
Voilà un étrange tableau et d’étranges prisonniers.
Voilà pourtant ce que nous sommes. »
Calderon, Shakespeare poursuivront. Et Rimbaud basculant le tableau pour apercevoir « une mosquée à la place d’une usine, une école de tambours faite par des anges, des calèches sur les routes du ciel, un salon au fond d’un lac ».
Et Giacometti au sortir d’un cinéma, la fiction s’étant projetée de l’écran à la salle et contaminant encore après qu’il ait passé la porte les silhouettes s’éloignant dans la rue.
Ceux qui s’endorment au théâtre disait-on, qui attendent le train ou le bus, les artistes, les lecteurs, les poètes, les chercheurs, les enfants. Ceux et celles qui savent encore jouer des fictions du monde, le dédoubler à l’envie, y feuilleter comme jadis on jeta dans tout son élan une immense vache rouge, une cavalcade de chevaux, une meute de lionnes aux parois ombreuses de grottes arrachent pour les autres l’humanité à son désespoir.
Il se peut qu’ils s’avancent dans un atelier face aux toiles crochetées aux murs comme une jeune femme devant une fenêtre dans une terrasse couverte aux Sables d’Olonne ou sur la côte d’Albâtre, à Fécamp, à Étretat, installée comme disait le Douanier dans son « lointain intérieur » fait glisser les cartes sur un coin de table desservie selon les règles d’un jeu qu’un appelle patience. S’y confondent dans le panorama d’un temps étiré à la manière de ces images que la lanterne magique transporte le long des murs, sur les rideaux, sur un bouton de porte, des souvenirs de lecture, des silhouettes, des langueurs. Une forme de décollement, d’apesanteur semblables à ceux que produisent cette dissociation du corps et de l’esprit au moment de l’endormissement dans ces phases que l’on dit hypnagogiques. Souplesses circulant, s’accordant pour se fixer et dressant finalement, solidaires, les figures silencieuses d’un théâtre suspendu hors de toute causalité narrative qui évoquent parfois les scènes sculptées que l’on voit aux flancs de tombeaux ou au fronton des temples, partiellement ruinées où posent pour l’éternité des mêlées de corps, des chevaux cabrés, des guerriers éloquents aux gestes larges, aux muscles sculptés et des femmes éplorées on ne sait trop pour quelles raisons.
Image : Marc Desgrandchamps, La faille, 2025. Exposition En miroir, galerie Lelong, Paris.

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