« L’espace fleurit autour de Dubuffet comme les hauts plateaux du Mexique; il s’emplit sous ses doigts habiles de végétations inspirées – cacrtus lyriques et mains de gloire -, de salsifis métaphysiques et de carottes à cinq doigts. »
Alexandre Vialatte
Le tableau a d’abord pour effet de localiser une expression et de la circonscrire. C’est ce qui le sépare du mur dont il est issu, des fresques et des décors sculptés ou peints entre lesquels on sinue et qui vous attaquent par tous les bords en vous faisant tourner sur vous-mêmes, lever les yeux sur les plafonds, scruter les perspectives ou considérer le nez au sol les détails d’un dallage. S’extrayant d’une logique d’environnement, réduisant son format à celui d’une confrontation, c’est en ce même mouvement qu’il s’abstrait. Il vous point.
Ainsi tout tableau qui s’est suffisamment éloigné du monumental dans son mimétisme d’avec le mur est un portrait. Portrait en pied, buste, visage au plus serré.
Ainsi tout tableau a quelque chose des photos d’identité que l’on tient dans les battants d’un portefeuille.
Le tableau est tout entier dans l’icône. Dans ces planchettes de bois que l’on fixait dans l’Égypte romaine sur le visage des morts. Dans le retable qui se dresse dans le cœur et dont on écarte les panneaux comme on fait des rideaux pour dégager une fenêtre, des cheveux pour livrer l’ovale d’un visage. Dans le bouclier orné que l’on porte devant soi comme on porterait la face effrayante de la gorgone.
Alors vous approchez pour vous immobiliser dans sa zone d’influence et vous regardez droit. Le monde autour s’estompe et s’abstrait. Il n’y a plus que ce tête à tête ou ce face à face flottant dans l’indéterminé. Mélange d’abrutissement fasciné et d’aiguisage de la conscience tout logé dans la lance du regard.
Chacun a pu connaitre ce silencieux dialogue, le travail qu’il balise, s’engageant dans mille mouvements subtils. Comment l’œil fouille la surface et l’interprète, va et vient du concret des valeurs et des masses, des lignes et des ruptures, des harmonies, des textures à la fiction d’une figure ou d’un espace illusionniste, d’un récit. De la matière à l’image. Du sensible à toutes les insinuations du sens, malices et connivences, subtilités qui laissent mal départager l’intention réelle, les coïncidences et une forme de paranoïa semblable à celle qui préside aux paréidolies, ce réflexe d’informer les caprices du hasard, de voir des îles ou des visages, des animaux fantastiques dans les tâches et les nuages.
Le petit tableau que je regarde à l’instant installe ainsi dans son format, dans son champ un sommaire fond de scène en grisaille. Les ondulations d’un rideau se concluant sur une bande étroite en badigeon épais soulignée d’une ligne sombre qui en marque au premier plan la limite comme on tombe sur la fausse. Une scène, un espace d’énonciation dénoncé comme théâtre par sa monochromie et par la mise en avant des gestes de peinture, dégradé fluide, empâtement, brutalisme de l’ébauche ou de l’esquisse. Et si frontale qu’elle se confond à la surface du tableau lui-même.
Ce qui advient ici dans la figure d’une branche fleurie se fond sur les mêmes ambiguïté : son schématisme géométrique se module dans la lumière pour mimer le volume, ombres propres et ombre portée. Ici la toile en réserve, nue, là le mouvement du pinceau, l’épaisseur de la peinture jusqu’au schématisme naïf des pétales affirmant la liberté du prétexte dans un jeu de variations et d’échos qui en font autant d’impacts, de fouilles, d’équivalences.
Il nous semble saisir la transmutation en cours, de l’art mimétique et de l’anecdote vers une libération jouissive et autonome. Le mouvement par lequel l’art advient en tâtant son empire, tressant la gravité à la jubilation. Objet étrange qui nous introduit au soupçon. Don Quichotterie picturale où les subtilités intellectuelles, les malices s’intriquent au divertissement, le potache et l’enfantin se marient à l’élégance.
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