Rafael Grassi, grandes formatos

« Qu’est-ce qu’un thyrse ? Selon le sens moral et poétique, c’est un emblème sacerdotal dans la main des prêtres ou des prêtresses célébrant la divinité dont ils sont les interprètes et les serviteurs. Mais physiquement ce n’est qu’un bâton, un pur bâton, perche à houblon, tuteur de vigne, sec, dur et droit. Autour de ce bâton, dans des méandres capricieux, se jouent et folâtrent des tiges et des fleurs, celles-ci sinueuses et fuyardes, celles-là penchées comme des cloches ou des coupes renversées. Et une gloire étonnante jaillit de cette complexité de lignes et de couleurs, tendres ou éclatantes. Ne dirait-on pas que la ligne courbe et la spirale font leur cour à la ligne droite et dansent autour dans une muette adoration ? Ne dirait-on pas que toutes ces corolles délicates, tous ces calices, explosions de senteurs et de couleurs, exécutent un mystique fandango autour du bâton hiératique ? Et quel est, cependant, le mortel imprudent qui osera décider si les fleurs et les pampres ont été faits pour le bâton, ou si le bâton n’est que le prétexte pour montrer la beauté des pampres et des fleurs ? »
Baudelaire

Certains courants philosophiques ont, à l’instar de Descartes, distingué le corps de l’esprit : l’un, res extensa, étant localisé et physique, matériel ou concret, l’autre, res cogitans, substance impalpable, berceau de l’âme.
Ainsi les êtres dont nous sommes incarnent-ils cette dualité ou cet alliage d’un corps de chair, biologique ou mécanique, plus ou moins étendu et sécable, et de son contraire, immatériel, non corporel, mal localisable, où siègent ou frayent l’intelligence, la conscience, l’imagination, l’entendement, la pensée, la raison ou le génie. Facultés dont on a coutume de considérer qu’elles nous élèvent et nous distinguent même assez manifestement de la masse inculte ou grossière des vivants.

D’autres ont noté les limites de ces découpages tant il est vrai qu’un corps sans esprit a toutes les chances d’être parfaitement inerte, à l’exemple des pierres, et qu’un esprit ne peut s’exercer hors le substrat d’un corps qui ne manque pas de l’ancrer dans une réalité physique spécifique. Ainsi l’un et l’autre contribuent comme par symbiose à notre existence pleine et entière. A moins de conclure avec Spinoza que « L’esprit et le corps sont une seule et même chose, qui est conçue tantôt sous l’attribut de la pensée, tantôt sous l’attribut de l’étendue. » comme la physique moderne associera inextricablement l’espace et le temps sous la formule de l’espace-temps.

Toutes sortes de dualismes, toutes sortes de raisonnements dialectiques ont eu cours et perdurent plus ou moins inconsciemment dans tous les domaines de l’existence. Et on ne mesure pas toujours comme, dans le monde occidental en particulier, nos appréhensions sont marquées par ce schématisme binaire plus à l’aise avec le vis-à-vis et l’opposition (jour/nuit, dedans/dehors, chaud/froid, masculin/féminin etc.) qu’avec les intrications, les nuances, le dégradé, les ambiguïtés et toutes sortes de complications qu’il classe dans l’enfer de ses bibliothèques au rayon des paradoxes et bizarreries.

Et on sait dans l’histoire de l’art les débats byzantins qui ont opposés peintres et sculpteurs, poussinistes et rubénistes (tenants du dessin et tenants de la couleur), figuratifs et abstraits (ou concrets), naturalistes et expressionnistes, réalistes et imaginaires, lyriques et géométriques, anciens et modernes, tout comme on a opposé le fond et la forme, le narratif et le formel, le composé et l’organisé (ou le all over), l’apollinien et le dionysiaque, le graphique et le champ coloré (ou colorfield)… Cela a donné lieu à d’innombrables traités, considérations, manifestes et à des œuvres parfois qui fort heureusement dépassent les intentions qui les ont forgées. Et, si l’on s’abstient du recours aux filtres historicistes ou téléologiques pour considérer tout naïvement ce qui nous tombe sous les yeux, rien ne semble si pur et les œuvres témoignent par elles-mêmes, à l’exemple de l’humanité, de joyeux métissages : la rupture moderne de Picasso est pleines de références au passé, d’hommages et de citations, le réalisme de Courbet est un travail de collage et de montage, tout comme le photoréalisme de Ingres est plein de déformations, la peinture de plein air purement rétinienne de Monet pleine de trouvailles d’atelier.

La peinture de Rafael Grassi affirme peut-être de manière plus décomplexée qu’une autre sa bâtardise. Elle advient à une époque où l’idée même d’avant-garde a été assez digérée pour que l’usage des effets de perspective et de quelques procédés illusionnistes n’apparaissent plus comme une trahison de la morale abstraite et que la libération du geste ou la gratuité d’effets plastiques ne soit pas accusée de dérive esthétique formelle. L’artiste apparaît alors comme le Wanderer de Caspar David Friedrich sur son promontoire rocheux contemplant l’étendue des possibles ; le geste délié des bouddhistes, les rigueurs éthérées des minimalistes, les froissements des cubistes et l’élan sauvage des fauves, le maniérisme de Raphael, les hallucinations du Greco, le charmant bucolique des impressionnistes comme le socialisme de certains réalistes ou des muralistes mexicains, l’onirisme de Miro, de Di Chirico, de Ernst ou de Chagall.
Morandi ou Gasiorowski, comme Juan Gris et Picasso dans leurs natures mortes auront montré que l’intérêt de leurs toiles ne se mesure pas au simple fait de pouvoir y reconnaitre un vase ou un pot de fleur. Et on réalise sous leur influence que, quoi qu’en dise Diderot, Chardin nous retient pour autre chose que sa capacité à rendre l’illusion des apparences. Mais aussi que cette aventure picturale, mêlant démarche conceptuelle et expressions plastiques, n’était pas particulièrement gênée par l’anecdote qui pouvait au contraire s’avérer suggestive de gestes et théâtre de rapports excitants. Ou, pour contredire Kandinsky dans sa mythologie personnelle : non, le sujet ne gêne pas nécessairement la peinture dans son épanouissement expressif.
A vrai dire, toute peinture, toute œuvre d’art est abstraite, comme le sont la réflexion ou la conscience. Elles adviennent dans un lieu spécifique, dans un écart (Et quelqu’un comme Hélion d’ailleurs comprenait mal que l’on fasse tant de différence entre sa première période et son théâtre du quotidien avec nus allongés, lecteurs de journaux, garçons bouchers.), tout en étant liées intimement à l’expérience physique et très concrète que nous faisons de la réalité.
Tout tableau peut-être doit quelque chose à la taille des silex, à l’observation des traces, autant qu’au visage, autant qu’au geste des oracles qui traçaient dans le ciel l’espace du temple et y cherchaient les signes, autant qu’aux rituels qui permettaient, permettent encore d’articuler le visible et l’invisible, le passé et le présent, la vie et la mort. Aux fantasmagories. Tout tableau a quelque chose de l’icône, du retable et du masque mortuaire, du rêve et des ornementations ou de ces motifs labyrinthiques que l’on mettait devant les maisons en Inde pour capter l’attention des esprits malveillants et les distraire de leurs intentions.

Aussi il ne nous étonnera pas, méditant rêveusement devant les tableaux de Rafael Grassi, de penser tantôt aux miniatures persanes, tantôt aux tracés digitaux des parois des grottes, tantôt à Matisse et tantôt à la première période de Fernand Léger, tantôt au mélange de primitivisme et de modernité de Giotto ou de Cimabue, tantôt à l’œuvre tardive de Miro où des figures chimériques adviennent dans un espace flottant comme des notes de musiques sur des nappes mélodiques et où la peinture ici coule, liquide, là s’étale avec les doigts laissant visible l’empreinte d’une main. S’y combine (et le terme renvoi opportunément aux fameuses toiles de Rauschenberg) différents registres, différentes façons qui, s’opposant ou se répondant, engagent une forme de danse ou de chœur où l’éthéré et l’aérien, le diffus, s’articulent au graphique, le fond à la forme, le sauvage avec le raffiné, la matière concrète dialogue avec la figuration ou l’illusion spatiale. Manière de dire que la peinture c’est à la fois cela et cela, tout comme le tableau est à la fois une surface, un mur et un espace de projection, une fenêtre. Et qu’il est difficile de discriminer sa dimension conceptuelle de sa nature sensuelle, ce qu’il y a en elle d’intelligent de ce qu’il peut s’y épanouir de bête ou de primitif, ce qu’elle dresse de magistral et ce qu’elle dissémine ou déploie de l’ordre du décoratif. Car les peintures de Grassi sont tout cela simultanément et se multiplient dans ce constat jubilatoire qu’elles peuvent tout être et que l’on peut les regarder simultanément ou bien tour à tour comme quelque chose de grave et comme un jeu, y reconnaitre des éléments du réel et des préoccupations abstraites.

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