transparence

 

Retrouvé sur mon bureau ce texte inachevé que j’avais rédigé suite à un appel à contribution dans une revue. Et puis j’ai laissé traîner, c’est jamais parti. Je ne compte pas les fragments interrompus, phrases notées dans un coin de fichier et perdues. A croire que je suis incapable de pousser à terme, de finir. Qu’est ce blog sinon un mouvement circulaire qui n’en fini pas de buter aux mêmes choses. Plus de 550 posts à ce jour, une vrai friche. Les images qui accompagnent ces brèves réflexions sont tirées du diaporama de David Claerbout intitulé « Sections of a Happy Moment » vu en septembre dernier à Venise dans la fondation Pinault.
 

 

 

 
 
Un
jour poser abruptement : l’art
est-il transparent ?
Question issue d’une expérience répétée :
celle de voir le mystère de l’œuvre s’échapper dans une évidence qui ne le
cernait jamais tout à fait.
On
a fréquenté des œuvres qui nous ont happé durablement, nous ont retenu dans une
fascination hallucinante. Elles sont allées toucher en nous des territoires que
l’on ignorait, qui étaient parts de nous tues, tapies dans nos ventres. Qui
étaient notre nuit. On a été subjugué par un sentiment d’évidence opaque avec
cette sensation que l’art entrouvrait une porte sur un monde lointain ou sur
notre monde propre avec ses familiarités qui se constituait comme lointain,
habité d’une prégnance particulière, d’un souffle ou d’un élan. C’était
connivence avec ce que Benjamin désignait comme la toute proche présence d’un
lointain :
l’aura[1].
Car de nous toucher, les oeuvres n’en demeuraient pas moins insaisissables. On
a pensé aussi au
sublime que Kant
recevait à la contemplation d’un spectacle terrible et beau,
« Le surplomb audacieux de rocher
menaçants… des volcans dans toute leur violence destructrice… »
 [2], jusqu’au sentiment d’insignifiance qui
nous frappe,
« comparé à leur
force »
. Quelque chose qui résistait si bien à se dire que l’on devait
en recourir à l’oxymore et à ce qu’elle ouvre de vertigineux par la mise en
tension de deux termes. Beauté terrible, violente de nous dessaisir. Toute
beauté est-elle violente en ce qu’elle ne s’explique pas, en ce qu’elle résiste
à se laisser dire ? On en était là. On a voulu en cerner le
mouvement : Simplement quelque chose avait lieu qui nous désaisissait, et
dont on voulait se saisir. Que l’on voulait rendre à sa transparence.
C’était
sous la voute de la chapelle que peignit Giotto
à Padoue, devant une pala de Giorgione ou une vidéo de David Claerbout,
devant tel portrait photographique de Weegee ou une autre photographie
d’anonyme. Tout autant à la lecture d’un texte juste et beau, à l’écoute d’une
musique, peut-être à la contemplation de tel morceau du monde. Se rapprocher,
scruter chaque détail, analyser la surface pour pouvoir se dire de quoi l’image
est faite. Dénombrer les éléments qui en sont constitutifs. On en sait
l’histoire, la matière, on a des radios dévoilant les sous-couches et les
repentirs. On peut nommer les choses. Et dans cette mise à nu à travers
laquelle l’œuvre se donne en toute transparence nous ne pouvons constater autre
chose qu’une aveuglante évidence : un support, un dessin, des pigments,
une touche, une lumière, une réaction chimique, deux ou trois traits s’emmêlant,
des formes et des couleurs s’accolant sommairement ou la simple présence sur
une photographie d’une femme un peu décoiffée se détachant sur l’incertain…. A
revenir à cette vérité qu’énonçait déjà Maurice Denis en 1890 :
« Se rappeler qu’un tableau, avant
d’être un cheval de bataille, une femme nue ou une quelconque anecdote, est
essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre
assemblées. »
[3]
, on ne gagne
rien, sinon à répudier les muses et leur magie, les rayons de lumière et les
pluies d’or. Non l’œuvre d’art n’était pas toute entière dans ce dont je
pouvais voir qu’elle était constituée. Elle excédait la simple somme de ses
parties. Elle échappait à ce qui la matérialisait. Ce que l’on voit n’est pas
ce que l’on voit. Du moins, ce que l’on voit n’est pas moins dans l’objet que
dans le regard. Et ce que l’on nomme réalité est cet aller-retour de l’un vers
l’autre. Est-ce à dire que l’œuvre est un chemin ? Que l’oeuvre est par le chemin qu’elle fait en nous?
Sans doute
ne peut-on la réduire, en scientifique positiviste et comme certains veulent le
faire, à un « événement neuronal complexe » dont elle serait le
produit. C’est un premier point. Car il semblerait que, même à celui qui en est
l’ouvrier, l’origine de l’œuvre échappe. En remonter le chemin s’avère
impossible, les idées pleines de poésie et de pensée surgissent et
s’assemblent, fruits d’une « intransmissible donation » conclue Bergson
 [4]
. Elle
reste de l’ordre de l’événement. Elle advient. La raison bute à ce
raisonnement :
la pensée ne dit pas tout de ce
dont elle rend raison.
 
Si
l’on doit en rester à cette naissance répétée, son actualité toujours
recommencée dans le regard de qui y est confronté, à ce « jaillissement continu d’imprévisibles nouveautés »
qu’évoque Bergson dans l’Evolution
créatrice
, c’est qu’aucune réduction ni aucun démontage ne s’avère
satisfaisant. L’œuvre ne peut se décomposer sans se perdre. Celui qui, fasciné
par la majesté d’un oiseau en vol, voulant se saisir de l’image ne ramènera à
lui qu’un être chétif, un corps emplumé sans aucune mesure avec la vision qu’il
avait surprise au ciel. Il en dénombrera les parties sans atteindre le vol. Et
la chose disséquée n’est pas la chose vive. Et sans doute l’art a à voir avec
la vie. Sans doute qu’il y a une vie de l’œuvre.
 
Parfois
vous vient cette impression : que c’est dans le souvenir qu’on en a que
tient l’œuvre. Qu’elle serait comme tapie dans son surgissement qui en serait l’apparition
et la fuite. Elle ne serait qu’un mouvement d’éclipse. Une rencontre furtive et
tenace au souvenir. Sans doute est-ce ça : l’œuvre dans son apparition va
rencontrer en nous quelque chose qui se lève
furtivement. Elle est un déclencheur. Elle appelle le vertige de l’inconnu
en nous comme un claquement bref saisi tout le corps et l’appuie sur lui-même. Et
comme le fond ces illusionnistes qui escamotent des objets, elle attire l’attention
à côté d’elle pour masquer son esquive.

 (…)


Walter Benjamin, petite histoire de la photographie,
1931.
Emanuel Kant, critique de la faculté de juger §47.
Maurice
Denis, revue
 Art et Critique, 30 août 1890.
Henri Bergson, Matière et mémoire.

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