2011 – Petit interview intempestif de jérémy liron, par J.P. Gavard-Perret

Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
Malheureusement, l’alimentaire. Et je dois avouer que quelque chose en moi se révolte souvent de se voir imposer des horaires fixes, une mécanique, tout au long d’une vie. L’impression de perdre sa vie à la gagner, comme une aliénation. Je me reproche parfois ce côté capricieux que l’on pourrait dire d’enfant gâté et je me dis qu’au fond je suis plutôt privilégié et que c’est pire pour beaucoup d’autres qui ne se plaignent pas. Et là aussi c’est vrai, mais là c’est la morale qui parle et l’art n’a que faire de la morale, il exige des moyens, une disponibilité énorme, il a un appétit d’ogre. Les temps que j’arrive à gagner justifient néanmoins que je me lève, que je prenne la voiture, que je patiente dans les bouchons.

Que sont devenus vos rêves d’enfant ?
Celui que j’étais enfant m’est pour grande part devenu étranger mais il a laissé à celui que je suis devenu des zones à éclaircir, des images premières qui ont déterminé mes affections et des revanches à prendre aussi, peut-être.

A quoi avez-vous renoncé ?
On n’est donc pas une fois pour toute. Et les rêves et les désirs, comme les détestations et les indifférences, changent. Beaucoup de choses envisagées un temps ont changé de tournure et plus qu’y avoir renoncé on pourrait dire qu’elles ont renoncées d’elles-mêmes, qu’elles se sont évanouies. D’autres visées s’y sont substituées sans que rien ne soit définitif. En outre, il y a des élans impérieux et naïfs qui s’accordaient à l’âge adolescent et se sont frottés à la vie : celle qu’on se rêvait à l’inspiration des mythes romantiques ne pouvait, force est de le constater, s’accorder aux lois de la réalité : Les loyers sont chers et le monde social est kafkaïen.

D’où venez-vous ?
Je viens de je ne sais où, de circonstances confuses, et je crois que cette nuit, cette image qui manque dont parle Quignard, cet abîme que l’on porte, détermine notre rapport au monde, ce sentiment d’incomplétude et nous pousse à fouiller. D’autre part, plus tardivement, je viens du sud de la France, d’un milieu relativement aisé et c’est dans ce terreau là que se sont forgés mon caractère, mon tempérament, où sont inscrites mes références. On sait comme les premières images sur lesquelles se sont adossés les mots restent un peu notre vérité intime. Il y a une certaine innocence émerveillée, un rapport simple au monde qui sont issus de ces moments-là, ces choses qu’on échappe quand on est lancé dans la vie et qui restent au fond comme un Eden dont on rêve de retrouver un peu le goût.

Qu’avez vous dû « plaquer » pour votre travail ?
Je ne suis certainement pas quelqu’un d’impétueux et mon tempérament me pousse plutôt à tenter de trouver des équilibres, des mesures, quitte à parfois vivre mal cet arrangement tiède. Mais voilà on passe son temps à concilier les nécessités aux désirs. Je voudrais être plus disponible à moi-même mais je dois l’être aussi pour d’autres (la pratique de l’art pourrait vite devenir un affreux égoïsme), je voudrais parfois tout plaquer et me consacrer entièrement à ce qui l’exige mais envisage aussitôt les difficultés qui s’en suivraient et m’empêcheraient encore plus, alors je m’arrange des possibles.

Qu’est-ce qui vous distingue des autres artistes ?
Ni plus ni moins que ce qui me distingue des autres hommes.

Où travaillez vous et comment?
On ne sait, à vrai dire, jamais bien quand le travail commence, ce qui sous-entendrait qu’il est un moment où il s’arrête. Il s’infuse dans toute la vie même, le regard travaille, la tête la nuit travaille. C’est davantage une façon d’être au monde, toujours scrutateur, qu’une tache à accomplir. Et puis il y a les moments à l’atelier à tenter de mettre en forme, parfois laborieusement et longuement, parfois de manière plus soudaine. Des images prises comme notes au cours de ballades trainent parfois longtemps et font leur chemin, ressortent, s’imposent. Puis le travail lui-même, je veux dire les mains dans la peinture, impose des choses nouvelles. Picasso disait de la peinture qu’elle lui faisait faire ce qu’elle voulait et ce doit être Derain qui conseillait aussi de laisser la peinture que l’on voulait faire pour celle qui s’impose quand on peint. Le travail est tout ce chemin.

Quelles musiques écoutez-vous en travaillant ?
Dans la voiture à regarder le paysage, dans l’atelier, souvent c’est Dylan. Des périodes jazz, des périodes rock, parfois France Culture pour recoller au monde.

Quel est le livre que vous aimez relire ?
C’est jamais pareil de relire un livre, quelque chose de la magie de la découverte laisse place à une lecture rassérénée. Comme de jouer un morceau après n’avoir fait longtemps que l’écouter. Aussi je relie assez peu ou seulement à escient, lorsqu’un travail d’écriture nécessite que je précise mes sources. Par contre il y a des livres que je n’ai pas besoin de relire et auxquels je me réfère souvent.

Quelles taches ménagères vous rebutent le plus ?
Pas grande chose en particulier. Mais des moments d’accablement il semble que toutes ces tachent chronophages demandent leur tribut et c’est désespérant de voir partir le temps dans des nécessités.

Quels sont les artistes dont vous vous sentez le plus proche ?
Toujours, les artistes qui me fascinent sont ceux dont le travail pourtant si évident refuse à livrer sa part de mystère. J’ai beau côtoyer ces œuvres, m’y abîmer les yeux souvent, elles ne me sont jamais proches tout à fait. Ou peut-être, dans cette proximité même, elles continuent de rester lointaines. Le spectre des artistes que j’apprécie et regarde est relativement large et s’étend au grès de découvertes, leur fréquentation assidue est relative à mes préoccupations du moment, ainsi je peux un moment trouver de l’aide dans les abstraits de Hélion et une autre fois dans les corps étirés d’un Greco, rechercher un tempo dans les photographies de Robert Frank puis une sorte de primitivisme élégant dans les damiers de Sean Scully. Mais au fond on reste toujours un peu seul.

Qu’aimeriez-vous recevoir pour votre anniversaire ?
Rien de particulier, je ne suis pas trop fanatique des commémorations et de ces traditions. Je veux dire, je prends ça comme des habitudes moles, des brides ou des schémas.

Que défendez-vous ?
Je ne crois pas qu’il faille brandir des étendards qui sitôt qu’ils s’énoncent paraissent toujours un peu bêtes ou orgueilleux. De plus, on ne sait jamais bien où on va, sinon à emprunter des modèles déjà établis. Au mieux je revendiquerais le droit à inventer sa vie, même en rêve, ne pas se laisser rêver par d’autres. Ça serait quoi, une certaine autonomie ?

Questions subsidiaires :
Que vous inspire la phrase de Lacan : « L’Amour c’est donner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas »?
Ce qui peut me parler c’est ce décalage fondamental entre ce qui est donné et ce qui est demandé (ou ne l’est même pas). Je crois que ce qui fait la vie comme mouvement (ce mouvement qui anime l’amour comme l’art) c’est cet écart là, parfois un excès, parfois un manque, du moins une impossibilité d’atteindre un état de résolution.

Et celle de W. Allen : « La réponse est oui mais quelle était la question ? ».
Comme souvent chez W. Allen ses répliques mêlent la cocasserie à un abîme. L’adultère le partage au mystique, le divertissement à la psychanalyse. A la fois on peut lire une critique d’un certain emballement qui exige des réponses sans se préoccuper des questions et une marque de dérision face au caractère vain de nos discutions sérieuses. Il y a des jours quand à moi où je pense plus d’un côté que de l’autre.