Aaron Clarke, le peint, l’énoncé…

Les mots que l’on entend poser en regard du monde, on pourrait finir par les nommer ainsi : des regards. Pour les décoller de ce qu’ils disent, de leur référent ou de leur signifié. Pour dire ce qu’il y a en eux qui rappelle quelque chose comme une émanation. Ceci posé, on regarderait aux mots comme on regarde aux nuages dans le ciel. Et les mots en retour nous renverraient leurs regards. Car, s’ils sont des outils d’appréhension de la réalité, une fois posés comme tel on ne peut plus ignorer qu’ils ajoutent à celle-ci leur réalité propre, leur présence incidente. Qu’il y a des mots parfois posés devant nous auxquels on peut frotter l’œil, devant lesquels on passe, qu’on pourrait mettre en poche. Les mots sont réels, autant que ce qu’ils entendent désigner.
Sorte d’effets secondaires : penser le monde c’est y participer, participer à sa constitution, y projeter les postillons du langage. Alors parfois, les mots pleuvent dans la bouche, tombent à travers les pensées, tout comme les objets, les choses nous passent devant dans un mouvement de tête, soumettant leurs volumes, leurs aspects.
Disons qu’Armand Dupuy est poète, qu’il pratique au quotidien cet usage parallèle des mots, une certaine dissidence vis-à-vis de l’usage pratique, utilitaire et quotidien de la syntaxe qui fait justement advenir les mots dans leur réalité sensible. Et notons qu’en Janus, Aaron Clarke est peintre, peintre généralement non figuratif, ou peintre qui s’il lui arrive parfois d’user de figurations les renvoi au motif. Comme pour les rendre à leur musique. Et ce qu’il enregistre alors au milieu de gestes, d’épaisseurs, c’est leur chute devant soi. Il n’est pas à comprendre, à décortiquer sinon questionner notre propre regard : des peintures comme des poèmes, il y a là des faits plastiques – que l’on peu apprécier. S’y mêlent deux choses au moins : par les quelques choix du peintre, du poète, l’expression d’un certain état émotionnel ; par les gestes, un hasard de relations qui vient s’y ajouter. Au bout, un tableau, si ce n’est autre chose, advient. Le peintre, comme celui qui y regardera après lui s’y laisse intriguer. Ce sont les territoires du jeu. Comme toujours il est tout aussi probable, légitime qu’on en rit – le grotesque n’est jamais loin – qu’il est probable et légitime d’être saisi par quelque fond tragique qui semble issu de grands espaces et grandes temporalités, traversé d’humanité et de mort. Curieusement, ce qui s’affirme ici ne nous empêche pas de rester démuni, ne résout rien ; mais on constate que ça ravive la question, la conscience que quelque chose advient et intrigue. Parce que la mémoire n’a pas de prise ici, aucune histoire fabriquée ne parvient à classer cette étrangeté-là. On écrit, on peint, on regarde et alors tous ces mouvements, ces opacités pétillantes se rappellent. Après s’être égaré, assoupi, on est de nouveau face à soi, on est de nouveau au monde.

Image : Aaron Clarke, extrait de la série « têtes, parfois ».

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