Arnaud Maïsetti, Saint-Just & des poussières – Jean Dytar, #J’accuse

En cette fin de mois d’août, pour accompagner cette rentrée de septembre, paraissent deux livres écrits par deux compagnons de route qui, si dissemblables par le ton, le sujet ou la forme qu’ils soient, se saisissent tout deux d’un moment de l’histoire, d’un nom, pour suggérer une lecture critique de notre propre présent et incidemment questionner les rapports que nous avons aux images.
A Arnaud Maïsetti on doit le fiévreux Saint-Just & des poussières, plongeant dans le corps convulsif de la Révolution. Portrait fauve d’un homme comme d’une période, des désirs et de l’insoumission, fougueux comme un chant, lyrique comme une Ode. A Jean Dytar, #J’accuse, roman graphique ciselé et fouillé qui mêle les temps pour nous faire revivre le débat médiatique sur fond d’antisémitisme qui a pris ce que l’on a appelé l’affaire Dreyfus et auquel n’ont rien à envier nos actuels réseaux sociaux et les polémistes les plus écœurants.

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D’Arnaud Maïsetti, cela fait plus de quinze ans qu’on lit le journal, les notes, les nuits dans les Carnets et sur son blog Contretemps. Son travail sur le théâtre, la ville et la nuit. Un premier récit publié au Seuil en 2008, suivi par un premier essai sur Koltès chez Publie.net et ce petit livre que l’on a fait ensemble à partir d’un trajet en train, La Mancha chez Nuit Myrtide. Dernièrement un très beau récit en regard des photographies d’Ulrich Lebeuf, Dakar nuit, aux éditions Charlotte Sometimes et une biographie de Koltès aux éditions de Minuit, parue en 2018.

Vivre ressemble à une dérive, à la traversée confuse d’une nuit où l’on ne sait plus bien ce qui relève de l’observation concrète et ce qui tient du rêve ou du délire. On s’accroche à des mots reçus comme en écho de ses propres pensées ou sensations, on caresse les paysages du visible, tout parcourus de signes, on rage aussi de ce qui nous gouverne, des injustices, des bassesses, de la désolation comme fatal contrepoids aux beautés, à la poésie, aux épiphanies. Toute l’œuvre d’Arnaud Maïsetti semble traversée par ce mouvement physique d’insoumission farouche traversé de tendresses, d’élans et de vertiges que prend en charge une voix, c’est-à-dire une parole en forme de geste.
Dans ce récit, à travers la figure de Saint-Just, éloquent, jeune et radical, dont il retrace la généalogie, la trajectoire de comète, c’est l’histoire qu’il questionne. C’est ce faisceau de forces contradictoires, de grands élans et de petites manœuvres qui animent cet espace commun que l’on nomme politique, à la fois organisation de la vie commune et pratique du pouvoir. Et ce à quoi nous sommes redevables aujourd’hui ou ce dont nous payons le prix, « puisque ceux qui ont tranché le corps de Saint-Just nous gouvernent encore aujourd’hui ».
Et on se souvient que Michelet rédigeait son volume sur la Terreur en 1853 « dans une vieille maison transparente que perçait les pluies », près de Nantes, sur les mêmes mois correspondant à la Terreur. Ainsi plongeait-il avec son sujet « dans la nuit et dans l’hiver ».
Que doit ce récit enfiévré aux manœuvres, à la confusion d’aujourd’hui, à ce sentiment qu’une révolution manquée patine depuis ces nuits où l’on venait debout sur les places pour se tenir ensemble, écho à ces jours où des peuples se tenaient partout sur ces places comme dans la roue de l’ancien monde ?
« Nous avons de l’histoire une idée vague et défaite. Nous savons qu’elle a eu lieu. Nous supposons les hommes et les dates. Nous supposons les mots, nous imaginons les foules en armes, le sang craché et tombé à cause des mots. Nous pensons en être issus. »
Alors, plutôt que dédaigner les ombres ou les fuir, il faut y aller voir, y plonger, travailler à en retrouver le corps dans la confusion, le trouble, les échauffements de ses mouvements.

On ne sait pas bien ce qu’est l’histoire ou ce dont elle a la charge : un mélange de ce qui, de gestes et de paroles, a sédimenté sur son sol ; de fantasmes, de malentendus ; des noms jetés en pleine lumière ou escamotés dans des tombées obscures (ce qui revient souvent au même) dont on s’est donné pour but de lire aux plis, aux traces, aux lacunes mêmes. On y cueille pourtant le sentiment que s’y tiennent serrés les germes de notre présent le plus opaque. Quand bien même celui-ci se manifesterait dans quelque chose d’aussi indéchiffrable qu’un visage encrispé dans le marbre d’un buste ou dans les fines hachures d’une gravure.
A l’aube du XVIIIe siècle a ainsi levé de la terre une forme qui se cherchait dans la convergence de dizaines de foyers allumés ici et là et qui avaient dû se reconnaître un horizon commun que localisait vaguement le mot justice ou celui de bonheur pour amorcer ce mouvement décisif que l’on dit révolutionnaire. L’un d’eux a pris pour nom Saint-Just. L’a incarné dans un verbe acéré, aussi net, aussi aigu et bref qu’une lame. Il en a été une des lignes de crête. On ne le connait souvent que comme l’un des onze. Arnaud Maïsetti nous restitue l’homme intransigeant dont le souvenir encore fait trembler, ses phrases définitives, sans concessions, comment le théâtre leur donne corps et portée ; et aussi le front, les actions très concrètes, les nuits réduites à un suspend. L’invraisemblable bourbier qu’il faut provoquer pour le retourner sur lui-même. «  »Les circonstances ne sont difficiles que pour ceux qui reculent devant le tombeau » et Saint-Just avance vers lui à pas pressé, non comme un suicidé, mais pour enjamber son ombre – et chercher l’histoire. »
On lit porté par cette mer agitée comme on se retourne en sueur tout le long d’une même nuit, épuisé par un rêve halluciné.

Jean Dytar, nous venions de passer l’agrégation en arts, embarqués dans la même promotion pour une année de stages et formations lorsqu’il travaillait au Sourire des marionnettes (Delcourt, 2009), conte oriental traité dans la tradition des miniatures persanes. En 2012 ou 13 je l’avais accompagné à Venise sur le théâtre de ce qui deviendrait La vision de Bacchus (Delcourt, 2014), album pour lequel il avait choisi cette fois le crayonné et les encres pour restituer l’ambiance de 1510 dans l’atelier d’Antonello de Messine. Florida, très remarqué, retraçait en 2018 l’aventure du dessinateur et cartographe Jacques le Moyne conjointe à la conquête de la Floride par la France au XVIe siècle par de délicats lavis d’aquarelle. Aujourd’hui, #J’accuse se penche sur le caractère médiatique de l’affaire Dreyfus par un dessin en noir et blanc, hachuré, dans la veine des illustrations XIXeme.

Pas plus que le livre d’Arnaud Maïsetti ne se résume à une biographie de Saint-Just ou à un ouvrage historique sur la Révolution, le roman graphique de Jean Dytar n’est un simple documentaire sur l’affaire Dreyfus. Pourtant, le parti pris de l’auteur a été de s’en tenir scrupuleusement aux sources des archives de l’époque. Chaque texte, chaque dialogue qu’il donne à lire est un copié-collé des réactions, des procès-verbaux, des articles de presse qui ont nourri un procès sans équivalent sur près de dix ans jusqu’à en devenir un fait social historique. « De 1894 à 1906, l’affaire Dreyfus défraie la chronique. L’auteur en décortique les mécanismes et nous la fait vivre comme si elle se déroulait aujourd’hui, avec nos moyens de communication. Cette mise en scène de l’espace médiatique met en évidence les dynamiques qui peuvent conduire à la polarisation de la société, à partir d’un événement initial devenu prétexte d’un grand conflit de valeurs… »

Jean Dytar livre ainsi un objet hybride qui mêle l’esthétique de la presse du XIXeme siècle, la bande dessinée et les médias modernes, de la télévision aux réseaux sociaux pour explorer les dynamiques à l’œuvre dans ces espaces de polarisation des positions et de violence des échanges. « Représenter l’affaire Dreyfus à travers les dispositifs médiatiques contemporains, ce choix, dit-il, me paraissait une façon intéressante de mettre en perspective le passé depuis le présent, mais aussi en miroir le présent depuis le passé.
Il en résulte une proposition que je crois étrange et espère stimulante, à mi-chemin entre la rigueur historienne et la fantaisie anachronique. »

Nous connaissons tous ou croyons connaitre l’affaire Dreyfus. Nous nous souvenons d’une sorte de fait divers ayant tenu la chronique au cours du XIXe, accusation à tort d’un officier portée par un antisémitisme latent, par l’orgueil militaire et politique qui avait tenté d’étouffer la chose plutôt que de reconnaitre des irrégularités et du fameux J’accuse de Zola qui avait obligé à la révision et à l’acquittement. Les souvenirs simplifient. Et les histoires que l’on se passe de main en main finissent à ressembler à de vagues comptes moraux pour enfants. En empoignant ce J’accuse on commence d’abord par rafraichir ses souvenirs. Et puis assez rapidement, connaissant croit-on les grands jalons de l’histoire, on consomme son indignation, tenu pas une intrigue qui pour être très mince, cabre tellement la raison qu’elle acquière en quelques pages le caractère ligneux et exaspérant des récits de Kafka. On attend avec impatience les trompettes de Zola, comme la survenue d’un héros pour venger les injustices, replier la médiocrité et les bassesses sur elles-mêmes et sonner le happy end. Mais l’engluement se fait plus lourd, la mauvaise foi, les mesquineries, l’inertie prodigieuse de la raison et de l’appareil politique de plus en plus insupportables. Le monde devient fou sous nos yeux, se vautre et se complet dans une médiocrité sinistre attisée par un antisémitisme généralisé. Rien n’est plus audible. Il n’y a plus pour loi, contre l’évidence de plus en plus manifeste, contre la considération même des faits que celle des plus forts ou celle du nombre. Ceux qui sont le bras militaire, ceux qui crient, qui simplifient à leur avantage. Pour la bêtise et la haine. Un peuple de zombies. Les expressions les plus sereines, les plus mesurées, les plus prudentes, les plus humaines en un mot sont décrédibilisées, laissant une sauvagerie affamée de sang se décomplexer largement, couvrir tout le champ. Aller à l’encontre de ce qui s’est fait opinion publique devient une sorte de suicide social et presque littéral. Une faute. On s’effraie de ce pouvoir de pénétration de la haine aveugle à l’égard des juifs, de sa capacité à emporter les foules plus que tout autre raison. De ce consensus. On est devant la définition du bouc émissaire. Les paroles, les déclarations s’affrontent désormais hors sol, en pure rhétorique, sans que l’argumentation rigoureuse n’ait de poids. N’importe quelle petite pique d’un éditorialiste raciste vaut pour accusation. Enfin, et il nous semble très tard, après d’autres que l’on ignorait, survient la voie de Zola. Une fois, deux fois. Rien n’y fait. L’affaire a 3 ans. Dreyfus est incarcéré, le monde lui crache au visage. On aimerait le voir fusillé et même, on sent que le peuple s’en frustrerait. Il faudrait que ce soit plus atroce encore, plus sadique. Comme la peur qu’inspire à certains les araignées les fait après les avoir tuées les écrabouiller jusqu’à les démanteler, les réduire, les défigurer, les anéantir. La justice au fond n’a rien à voir, on n’en parle presque pas, tout est affaire de désignation, de colère ou de frustrations à purger. Le sort en a décidé. Tout ça nous semble en définitive relever d’une société immature, archaïque, soumises aux passions les plus basses. Incompatibles avec notre sensibilité moderne. Et pourtant, tout ça nous est étrangement familier. Qui oserait dire que notre époque ignore les violences d’état, les opacités du pouvoir et de certaines organisations, les procès d’opinion, les polémistes populistes ? On sent comme purent l’être ceux qui suivaient l’affaire dans la presse à l’époque que ces guerres d’opinion, excitantes un moment finissent par lasser et on ne veut plus que la coupe franche en ce qu’elle offre du repos, de la clarté. On ne demande même plus justice, mais seulement fin. De toute façon on ne sait plus bien à quoi croire, à qui se ranger et puis on a crié trop fort dans un sens pour pouvoir se risquer à une quelconque révision. C’est la loi du spectacle que de répondre à un récit modulé avec ses montagnes russes, ses tambours, ses violons et puis le couperet sur lequel vient se surimprimer le générique de fin. Cette affaire ne nous revient-elle pas comme un reflet dans un miroir ?
Alors que je lui livrais ainsi mes sensations à l’occasion d’une première lecture, l’auteur me confirmait :
« Depuis que je suis dessus, je n’arrête pas d’être sidéré par les résonances avec le moment qu’on vit. La polarisation permanente, le bavardage permanent, jusqu’à saturation, l’instrumentalisation du moindre fait ou propos, perte de repères, fake news et complotisme en embuscade, le racisme dans la police, les tentations nationalistes et autoritaires, la liste serait trop longue… »

C’est l’évidence que l’on appelle : une justice vrai, l’égalité légitime, la possibilité d’une vie meilleure, fraternelle, libre. Mais dans un cas comme dans l’autre, l’évidence et la légitimité ne donnent pas ou pas aussi simplement, aussi directement qu’on le voudrait. C’est l’acharnement, la persévérance, le sacrifice des heures qu’il faut jeter avec les mots, les discours, les forces dont ils sont porteurs. Ce qui mène de 1788 à 1794 comme de 1984 à 1906 est travaillé par le même enlisement qui excite les nerfs ou accable selon les heures, les mêmes retournements, les vociférations, les mises à l’index, le fantôme de la mort pour toute réponse.

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