Chaque oeuvre est engagée dans sa forme

Chaque oeuvre est engagée dans sa forme. (Gilles Deleuze)

Y décrivez avec clarté la situation dans laquelle se trouve un peintre aujourd’hui, introduisant votre réflexion par cette question que vous dites commune à tous les peintres et qui pour le coup me travaille effectivement fortement : « pourquoi ajouter encore une image dans ce monde qui en produit tellement ? ». Question qui pour moi amène à peser la nécessité de chaque projet pictural ou plus généralement de chaque œuvre que l’on produit. Si intuitivement je me suis toujours référé intérieurement à l’alternative Vermeer/Picasso, symbolisant de manière un peu caricaturale la parcimonie contre la profusion, c’est la figure d’Opalka qui veille perpétuellement l’atelier, son parti-pris de l’œuvre unique et ultime. Le « pourquoi » introductif ne se pose pas tant en terme de vanité, d’à quoi bon qu’en terme d’éthique, de responsabilité. Il devient un « a-t-on le droit d’ajouter encore à la profusion, à la surenchère productiviste et consumériste ? ». Il appuie sur une responsabilité semblable à celle qui se définit par l’emprunte carbone, la pollution en général. Ne doit-on pas cesser de s’aveugler dans la jubilation frénétique de l’emballement productif, à la tentation de vouloir occuper l’espace pour être? S’induit la nécessité de s’empêcher de beaucoup de choses que l’on pourrait faire pour voir ou parce que l’idée semble bonne, que ça aurait de la gueule. Une certaine retenue. J’en passe malheureusement par beaucoup d’essais, beaucoup de tentatives, variant pour essayer d’atteindre mieux. Je change et j’ajuste, produisant un peu coupable plus d’œuvres qu’il serait raisonnable ou nécessaire strictement. Faute de mieux, ce sont ces traces qui font l’œuvre mais celle-ci se situe toujours du côté de l’échec. On mesure quotidiennement l’inconstance, l’insuffisance, l’étroitesse, se raccroche un moment à une réussite à l’esquisse de quelque chose.
Le paradoxe est que j’apprécie par ailleurs la profusion, la variété dont témoigne la création, sa nourriture riche. C’est sans doute le piège de notre société hyper consumériste : elle exerce ses capacités créatrices, ce qui n’est pas sans charmes. J’ai même voulu longtemps inscrire ce mouvement dans une vaste dérive, une suite. Comme chez Opalka, chaque tableau ne serait alors qu’un détail d’un ensemble poursuivant un impossible atlas. Retournement semblable à celui que narre la recherche du temps perdu. Tous les deux ans en moyenne je présente à l’occasion d’une exposition personnelle jamais plus de dix travaux. Un arrangement, une proposition tous les deux ans. Sinon pour se rassurer, se sentir exister, c’est peu-être déjà trop.

Dernièrement, nous mesurions avec une amie peintre la différence entre nos pratiques, les dix tableaux qu’elle avait produit quand dans le même temps j’avais hésité sur deux, repris le seul que je pouvais avoir fini, esquissé seulement un troisième. J’ai essayé de comprendre cet écart, pourquoi cette lenteur chez moi quand pourtant je pourrais brosser une toile assez rapidement. Peindre chez elle semblait un mouvement naturel, une extériorisation bouillonnante, chez moi un problème constant, épineux. Je ne m’exprime pas tout brut, tirant les lapins du chapeau. L’exercice doit me transformer, m’ouvrir à certaines possibilités, à une perception augmentée du monde. Je ne sais rien d’avance, ou seulement quelques contours vagues de l’arrangement qui m’a retenu et que j’entends sonder. Comme le dit quelque part Pierre Soulages, idée que beaucoup d’artistes ont formulés de manière semblable : Ce que je fais m’apprend ce que je cherche. Je suis le premier témoin interpelé par ce qui est à l’œuvre. Elle aussi sans doute qui produit tant d’images et doute en produisant, mais d’une autre manière. Quelque chose doit bien faire différence. Face à l’immensité des possibles, sous la relativité généralisée, chaque choix est une montagne. Chaque choix m’engage comme il engage le tableau dans une direction ou une autre, un peu comme Cézanne pesait chaque touche, en vérifiait la validité pour l’ensemble, nuançait, s’abstenait parfois faute de savoir ou de trouver. Mais c’est insondable ou presque. On n’en sortirait pas. C’est sans doute de là que vient mon intérêt pour la peinture et l’écriture : travailler dans les détails, de manière très empirique. Je peux reprendre trois fois une nuance de bleu pour l’accorder au reste du tableau, une inflexion, une découpe, attendre, regarder, travailler le regard, peser mentalement tous les possibles. C’est un jeu d’ajustements très fins entre le fini et l’ébauche, le maitrisé et l’aléatoire. Là-dedans, ce jeu très compliqué entre la décision, l’intuitif, le hasard, ce que l’on dirige et ce que l’on accepte, ce qui advient. Qu’un ensemble se dresse est toujours miraculeux. Mais dans ce geste dérisoire se sera modifié notre rapport au monde.

(Vous) expliquez encore assez bien comme pour ceux de ma génération et des suivantes certainement, les techniques multimédia ne sont plus un horizon, une effervescente nouveauté, un enjeu. Nous sommes natifs du numérique, nous constatons au quotidien le jeu des obsolescences, de la surenchère. La modernité ou la contemporanéité ont été immédiatement relativisés, mises en perspective. Comme l’illusion simplificatrice du progrès que suggère l’avant-garde. On mesure là encore quelle course, quelle consommation s’induisent. On ressent parfois l’envie de calme, de décroissance, de retour au simple, au léger, à une certaine indépendance : pourquoi pas s’en remettre pour ce qui nous traverse, ce que l’on a à expliciter à une feuille et un crayon ? Repartir de la base ou presque, le jeu des traces sur une surface et tout les vertiges que ça induit. Se décharger, départir. Voir ce que l’on peut faire déjà simplement avec ça. Il y a quelque chose d’oulipien là-dedans, une contrainte volontaire. Avant tout débat, toute tentative de décloisonnement, développement technique, puisque ceux-ci, on le sait, sont possibles.

A vrai dire, l’alternative que je formulais juste avant pouvait se formuler ainsi : après des siècles de production accélérée d’images, soit il nous reste à poursuivre en tentant d’en former de nouvelles dans un usage particulier, exigent, particulier aux œuvres d’art, soit utiliser la matière existante comme matériau du monde. Il y aurait d’ailleurs beaucoup à développer sur la seconde position, ce travail décollé du réel, manipulant la fiction comme document. Encore, étant des êtres de mémoire, nous ne pratiquons naturellement, consciemment ou pas qu’une synthèse entre création et recréation. On ne peut s’abstraire de la mémoire collective, de la culture visuelle dans laquelle on baigne. Pourtant il est différent de partir de l’image, des images comme objets du monde et de partir de la nature au sens élargi, notre regard lui-même étant déterminé par les images intériorisées. On constate d’ailleurs de la part de nombreux artistes une sorte de retour au concret, matières matériaux pauvres, jeux sensibles, nouvel arte povera parfois, ou influence de support/surface du fait d’une saturation dans l’usage du numérique, de l’écran, des images, du virtuel. J’avais écrit un long article ou un petit livre paru en revue dans lequel j’évoquais cette idée : « On aura tant extrapolé le monde qu’on ne le regardera plus un jour que comme une grande banque d’images, de fragments, nous parlant de loin de quelque chose qu’on ne sait plus voir. (…) le réel pourrait disparaître, on en percevrait encore un temps, en pure illusion, la lueur intacte, persistant dans les images que l’on s’en fait comme on le dit des étoiles dont l’éloignement dans l’espace influe sur la perception que nous en avons dans le temps nous les donnant pour rayonnantes quand elles sont depuis des années éteintes. On ne verrait même pas la fin, dans l’instant, déconnectés du fait même ».

De ce monde d’images, de la lassitude qui s’en suit, du regard et des sens qui s’émoussent d’être trop sollicités vous dites l’essentiel : l’égalisation.
Le fait est que nous sommes tous devenus des consommateurs passifs, imbibés, imprégnés d’images en surnombre dont le flux nous parvient de manière continue sans plus toujours pouvoir y distinguer. On parlait déjà dans ma prime enfance de bouillie télévisuelle, masse informe dégoulinant, tumulte de photons crépitant dans l’œil, excitant continuellement les récepteurs de notre rétine. On s’y drogue, y perd le discernement. Les informations nous parviennent pareillement, sans que l’on ait le temps de les recevoir, d’y répondre. Tout passe et on s’habitue comme à un fond sonore.
C. , admet ce flot comme constituant de son monde, mais pour atténuer ou contrer la tristesse confuse du surnombre, il décide de réinvestir quelques images qu’il tire de la masse, comme les premiers hommes élisaient dans l’étendue un lieu par un relief, une orientation, une physionomie, un caillou pour sa forme. De manière une peu artificielle ou dérisoire, poétique, il lui restitue un peu de volume, de rareté, une étrangeté intrigante. Est-ce assez? Où en est-on de cette lassitude? Qu’a-t-on à lui opposer? N’est-on pas écrasé par quelque fatalité?

Faire ce constat de la situation, c’est aussi poser la question « et soi ? ». Comment on se situe par rapport à ces problématiques et par rapport aux positions que prennent les autres artistes qui nous sont contemporains. S’exprimer c’est prendre parti. Si j’ai d’abord boudé le travail de C. (tout en en reconnaissant les réussites), c’est parce que les options qu’il prend sont à l’opposé des miennes. Je le reconnais, je le comprends et l’apprécie, mais perçois également que nous appartenons à deux « familles » différentes. Il faisait parti pour moi quand je l’ai découvert de toute une tendance esthétique qualifiée par un romantisme photographique dérivé des figures tutélaires de Luc Tuymans ou Michael Borremans, Alexander Tinei que je voyais se développer rapidement. Toujours la prédominance de la figure humaine, du clair-obscur, de l’étrange et de l’inquiétant. Quand nous nous sommes rencontrés une fois je lui avais parlé Mac Orlan et de son fantastique social. En fait, si je pouvais apprécier ces artistes (ce sont des points de repère, des références), je sentais que le terrain était déjà balisé, identifié, tranquille en somme, que j’avais besoin d’autre chose, que ce n’était pas ça que je cherchais. Sinon je ne ferais jamais que suivre, fasciné mais derrière, sans apport.
Il y a toute une peinture qui dérive du photographique, qui en adopte plus ou moins strictement l’apparence ou la grammaire. Réalisme, lumière, surface, tout est peint de la même manière, indifféremment, ou du fait d’une attention maniaque égale, sans hiérarchie ni saillances. Une des raisons pour lesquelles l’hyperréalisme ne me touche pas. La peinture s’apparence à une image, objet rétinien comme le disait Duchamp. Le geste est toujours semblable d’un tableau à l’autre, sans évolution notable au sein d’une série qui malgré l’étalement dans le temps de sa production demeure homogène, constante. Cela me fait l’impression d’une recette, d’un artisanat. La question du médium est évacuée, la tension des possibles aussi. Comme s’il n’y avait plus de lutte. Il n’y a pas d’invention de geste, de traduction comme chez Van Gogh, Hockney ou Matisse. Le nombre, l’aspect égal par le traitement, l’homogénéité stylistique renvoient à la photo dans son économie médiatique et ses séductions narratives et plastiques, la rejouent.
Tout se joue au niveau du choix de l’image source, son cadrage, son interprétation. Peindre ici se résume à réinterpréter des images narratives ou marquantes, « agente » comme on dit en histoire de l’art, et qui agissent donc par une série d’effets, jeu des lumières et obscurités (la lisibilité, l’ambiance) palette réduite, harmoniques, effets de matières (brumes, reflets, brillances…). Tout est unifié par une appropriation stylistique qui devient principe d’autorité.
Ces peintres que j’évoque et quelques autres dont les noms pourraient être accolés le font avec talent et de manière tout à fait réussie. Mieux que je ne saurais le faire sans doute. Mais observer leur manière, leur processus me permet de mesurer comme ce qui me sollicite dans la pratique de la peinture est d’une autre nature. Quelque chose dans cette peinture me semble pauvre, trop vite entendu, trop séduisant, de l’ordre de ce que l’on appelait le pittoresque. La réussite de la représentation m’intéresse bien moins que la mise en présence et si celle-ci s’appuie au départ sur l’image ou la représentation, l’apparence, elle s’en détache régulièrement, n’y est pas assujettie. J’aime mieux être arrêté par ces « croutes » naïves ou excessives que l’on croise parfois aux puces. Je me dis parfois qu’il faudrait se tenir toujours entre l’amateur et l’artiste de métier. N’être ni dans la légèreté un peu superficielle du simple plaisir naïf ni dans la maîtrise professionnelle du spécialiste en objets pour remplir les foires et les galeries.
Sans doute suis-je sollicité par une semblable étrangeté, un semblable sentiment de présence ou « faire image », une mémoire des images. Pourtant, il y a des choses que je souhaite éviter. L’une d’elle, affiliée au romantisme noir comme on l’a appelé est ce jeu d’obscurités qui me semble trop évident, presque cliché. Pour moi, « C’est dans l’immobilité que se cachent les choses. Elle les rend transparentes ». Les choses aussi se retirent dans leur évidence claire. Je voudrais atteindre à une lumière d’ombre, quelque chose qui vibre par en-dessous sans être représenté ou mimé ou fabriqué par un effet de clair-obscur ou de sfumato. Je voudrais évacuer les séductions de la technique réaliste, du bien peint parce que bien ressemblant pour ouvrir la ressemblance à ce qui la traverse et qui en fait un phénomène. J’y arrive mal, mais je m’en veux de parfois me raccrocher à ces séductions un peu plates.
Ensuite, les influences sont multiples, mes goûts et pôles d’intérêt variés. Rembrandt côtoie Greco et Malevitch, Matisse et Morandi, Sean Scully et Per Kirkeby, Pincemin et Cremonini pour n’en citer que quelques uns des plus identifiables. J’ai le même amour pour les primitifs byzantins que pour le travail de Sylvia Bächli, Brancusi et la statuaire sumérienne. Ma peinture est tiraillée, travaillée par ces mondes, forcément à l’équilibre, forcément impure ou mêlée. Et ce fait naturel témoigne d’une éthique particulière. De la volonté d’embrasser plutôt que de restreindre. J’aimerai être davantage humaniste. Moins étroit. Je ne veux pas me rassurer comme certains mangent à heure fixe, toujours à la même place en regardant les mêmes émissions à la télévision. Je ne veux pas m’avancer devant le tableau, qui est déjà un lieu étroit, en sachant comment je dois le peindre, qu’il me faut monter du maigre au gras ou partir de l’ensemble pour terminer par les détails.
Ce sont quelques détails et il y aurait à développer. Je pourrais me demander par quel mauvais goût je me fascine actuellement pour les sculptures publiques qui ont accompagnées les années 80 à travers quantité de 1%. Par quelle confusion se mêlent des abstractions anonymes, des œuvres historiques et quelques figures allégoriques, quelques formes constructivistes en béton. Pas forcément faire une belle oeuvre, bien lisible, inviter le chaos du monde dans le calme d’un tableau.

0 commentaires

Soumettre un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *


− un = 7