économies du langage

« Et tandis que le discours repose sur la langue, en poésie, la langue repose sur la parole. Dès que le discours apparaît, le poème disparaît ».
Maldiney

« Je me suis arrêté devant l’épouvantable inutilité d’expliquer quoi que ce soit à qui que ce soit. Ceux qui savent me devinent ». Baudelaire

Le langage semble d’évidence puisque nous en usons tous et dans les tâches les plus ordinaires, listes de courses, taches administratives, échanges communs. On en a tapissé le monde, confondant depuis sa manifestation et sa traduction, ne sachant plus que le dire ou le lire, sous l’effet d’un présomptueux positivisme, en croyant l’épuiser. « Le parlêtre adore son corps, parce qu’il croit qu’il l’a. En réalité, il ne l’a pas, mais son corps est sa seule consistance – consistance mentale, bien entendu, car son corps fout le camp à tout instant. », disait Lacan. Ce qui n’est pas sans lien. C’est par paresse au fond que l’on reconnaît les choses dans les mots qui les nomment.
Beaucoup, je crois, se satisfont pleinement de cet emploi courant, réduisant par l’usage leur vocabulaire aux quelques centaines de mots nécessaires, dument abréviés ; réalisant sans le savoir une sorte de compression comme on le fait aujourd’hui avec les images, les fichiers numériques. L’anglais, davantage encore que le français, conciliant à un usage économique, pragmatique passe pour être la langue d’usage global, celle des échanges commerciaux et puis des échanges tout court, des séries télé, des best-sellers rapidement traduits. Combien de termes convoque-t-on quotidiennement qui ne font plus l’effet que de renvoyer à eux-mêmes dans une économie de pensée qui ne se préoccupe plus de son propre mystère ? Travailler dans « la com », le « marketing », être « over » ou « busy », autant de façon de tenter de ré-enchanter pauvrement le monde. Les médias contribuent à lisser les formules, contaminant le langage oral et jusqu’à la presse papier qui, soucieuse d’être intelligible à tous, populaire, abordable, digeste, fluide, rapide à lire répond mot à mot si l’on peut dire aux grands principes de la consommation. La prose administrative, juridique arborent les contours de la pensée scientifique dans une clarté obscure dont on n’oserait pas envisager qu’elle tombe des étoiles. Les politiciens, adeptes de la rhétorique, et ne trouvant d’autre moyen pour donner un semblant de souffle à leur propos jouent des deux registres entre le populisme et l’autorité, à la manière d’une douche écossaise. Le discours se substitue à la pensée, au sens.
Un linguiste notait il y a quelques années comme l’anglais connaissait aujourd’hui une expansion incomparable à aucune autre langue dans l’histoire. Langue des colons, puis de l’économie marchande mondialisée, elle tend aujourd’hui à l’hégémonie en s’imposant comme candidate à la langue universelle, langue unique à volonté décloisonnante. Pourtant. « Seuls les gens mal informés pensent qu’une langue sert seulement à communiquer. Une langue constitue aussi une manière de penser, une façon de voir le monde, une culture », rappelle Claude Hagège. Et qui dit langue unique induit un mouvement vers une pensée unique. C’est l’esprit, comme on disait au siècle dernier, qui y perd. Il y a un proverbe arménien qui dit : « Autant tu connais de langues, autant de fois tu es un homme. » Plus encore, l’usage qui s’est imposé est celui de l’économie. Et à vrai dire c’est un anglais appauvri, ou « compressé » là encore qui s’est imposé dans l’usage, une langue pratique. Non à l’échange d’idées mais aux échanges commerciaux. Ce qui s’énonce comme pratique relève du politique. Double combat par lequel les Etats-Unis ont ajusté leur position sur la carte du monde en développant, avec le cinéma en particulier, l’idée d’ « industrie culturelle ». Imposer une façon de penser et imposer un modèle économique vont de pair.
Le parallèle n’est pas impossible entre un usage pragmatique ou « conceptuel » comme dirait Bonnefoy de la langue et l’usage d’une monnaie sous l’autorité de laquelle des équivalences littéralement se font entre des choses de nature différente. Les mécanismes qui faisaient aux Gaulois préférer le romain, aux provinciaux adopter le parler de la classe dominante, et plus généralement aux dominés adopter la culture des dominants (l’incroyable pénétration de la culture américaine au japon, dans la langue, le sport et la culture en général malgré la guerre du pacifique, Hiroshima et Nagasaki) jouent encore aujourd’hui dans les manières que l’on a d’user d’anglicismes et plus généralement de conformer nos usages linguistiques et avec eux notre pensée tout entière au principe de l’économie marchande ou néo-libérale. Le monde s’en réduit d’autant et notre humanité, rendue à une perspective unique s’en appauvri.
« L’idée est ce qui me chagrine le plus ; elle sera même détestable si, comme c’est fréquemment le cas, elle vient laborieusement se coucher sur la page, toute plate, toute transparente, toute perspicace dans l’évidence de son intérêt et la pauvreté de sa comparution. », écrit Nicolas Pesquès.
J’avais applaudi des deux mains à cette remarque de Bonnefoy lorsque je l’avais lu il y a longtemps – dans laquelle il s’attristait de cette habitude universitaire consistant à demander à chaque intervenant de résumer son propos en quelques lignes brèves et claires susceptibles de le présenter dans la publication des actes d’un colloque par exemple. Je n’ai plus souvenir de la phrase exacte mais me souviens du sentiment d’appauvrissement qu’il ressentait, de trahison presque dans cette langue qui faisait mine de dire mais n’était que surface et manquait le plus gros. Traduire toute la complexité de la perception et de la conception mêlées était perdre l’essentiel. Ce sont les poètes qui sont les plus avertis de ces questions de subtilités dans les usages de la langue, distinguant la compréhension ordinaire, appauvrie, commerciale d’un usage moins attendu, moins entendu laissant la part belle aux résonances, aux déploiements du sens, à sa mobilité. A relire Baudelaire, André Du Bouchet note comme, malgré sa familiarité avec les poèmes, aucune lecture n’en vient figer la compréhension. L’écriture poétique maintient en son cœur l’obscurité ou l’immensité de la relation. « On se trouve dans l’emportement de quelque chose qui se dérobe et met en cause la plénitude du discours », confie-t-il à Alain Veinstein, dans un entretien. « Chaque mot s’inscrit dans un mouvement d’existence qui remet en cause l’emplacement du mot, son autonomie », le place dans « un infini ». Il y a d’ailleurs chez Baudelaire ce même mouvement que l’on retrouve chez de nombreux peintres à travers séries et reprises (je pense particulièrement à Matisse et Picasso, Rembrandt des autoportraits, Monet des Meules ou des cathédrales) ou chez Francis Ponge à travers Le Savon ou La figue. La difficulté de saisir ou même l’impossibilité d’envisager saisir de manière définitive et immuable produit les déplacements et la coexistence de poèmes en vers et poèmes en prose. Le langage poétique mesure comme la singularité de la présence le tient en échec ou comment il s’exerce dans ces turbulences, cette vigilance, cette inquiétude qui sont toutes autres que le repos prétendu des usages entendus, prétendus adéquats aux objets qu’ils nomment. Ce que disent les poèmes pour André Du Bouchet, c’est que « le langage n’est pas infaillible, mais ce qui est dit ne peut l’être de façon significative que par le truchement du langage ».

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