Florent Lamouroux, l’âme et la mue

Ces notes sont une réaction dans le travail et l’amitié à une discussion avec Florent Lamouroux. Il m’a tendu un titre, j’ai tenté de le déplier pour moi.
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On reconnait s’inscrire dans un commerce des regards, dans une économie des visibilités : voir c’est aussi être vu. S’y joue incidemment une lutte sans contact où chacun a à surmonter un devenir objet qui est aussi un devenir-proie dans l’assignation du regard ; à affirmer sa capacité à être acteur de cette relation en opposant à celui qui le pointe son propre regard. Mais qu’est-ce qu’un regard, sinon une façon d’être concerné ? Et qu’est-ce qu’une visibilité, sinon une manière d’y répondre ? D’où toute une chorégraphie d’avances et d’esquives, de corps dressés ou tapis, de reptations et de poses.
Inutile de conjecturer sur les origines des premiers costumes, des premières peintures corporelles et parures quand l’éthologie nous donne exemple d’une inventivité folle dans l’art non humain de la parade amoureuse ou défensive, du camouflage et du leurre. Jusqu’à l’obscénité raffinée des fleurs. L’apparence ou la peau (qui n’est jamais rien d’autre que la limite plastique où un corps prend sa forme), l’image que chaque être manifeste ne sont pas simples effets de surface, cosmétique et enveloppe. Elles forment, façonnent, animent, exposent d’une façon à la fois déterminée et mobile l’être qui ainsi s’annonce et s’engage. Et, comme l’écrit Jean-Luc Nancy,  » de la peau à la peau se joue l’âme, la puissance sensitive, tant active que passive, qui se porte vers les choses et reçoit leurs présences, leurs avances, leurs dérobades, menaces, invites, fuites.  »  » Une vie, écrit Marielle Macé, est en effet inséparable de ses formes, de ses allures.  » Vivre, c’est jouer des conditions de sa propre visibilité. Faire usage de cette mobilité même, de cette plasticité qui est inscrite dans le commerce des regards et des visibilités.
Formes de vie : chacun fait avec ce qu’il a, ce qui lui aura été donné en héritage ou acquis par adaptation, évolution, sélection naturelle, suggestions du milieu dans lequel il évolue, par une co-suscitation complexe. Et si forme nous est donnée, l’espèce humaine n’a cessé d’affirmer son humanité précisément dans ces artifices, rituels et codes, inventions par lesquelles se disent des identités, des appartenances socioculturelles, des singularités, des ressemblances et des différences. Nous n’en finissons pas d’apparaître aux autres et à nous-même ; de paraître, c’est-à-dire affleurer ou éclore, se manifester, se faire jour, commencer d’exister, se dire. Faisant de notre vie une chorégraphie où tantôt assimilation ou semblance, tantôt résistance ou affrontement, revendications, affirmations d’appartenance ou singularités, tournures charmeuses et mille autres façons modulent nos manières d’être, nos postures, nos styles.

Si nous ne laissons pas derrière nous comme les cigales après l’été les peaux anciennes, chrysalides, exuvies que nous avons habitées ni ne connaissons les métamorphoses prodigieuses des chenilles et d’autres larves en leurs cocons, nous pratiquons néanmoins des existences successives qui ne sont pas sans faire traces. C’est par ces traces que nous retournons sur nous-mêmes cette  » forme d’un corps vivant  » par laquelle Aristote défini l’âme. C’est par ces artefacts que l’humanité se fait récit d’elle-même et très littéralement ex-iste, s’apparaît hors de soi. Dans l’antiquité romaine se sont des imago de cire qui conservent dans l’atrium les visages des ancêtres. Et faute de mue encore, l’homme a inventé le portrait comme le sarcophage, deux façons de jouer de la peau et de l’image, deux façons de faire trace et de faire récit par-dessus un creux ou une absence – sarcophage n’est-il pas, en Grec, ce qui mange la chair ?

(…)
Florent Lamouroux donne à voir des portraits ou des mues, des imago de plastique et d’adhésif, des formes creuses qu’il tire de son propre jeu, dont l’humour, la caricature ne sont pas sans manifester en sourdine un certain tragique. Incidemment, par ce langage des corps, ce langage non verbal si prodigue dans le règne vivant, si premier, il se donne à lire ainsi qu’à nous qui voyons ce monde tel que nous le partageons et lui donnons sens, animé de formes qui sont, comme l’écrit joliment Marielle Macé  » autant de phrasés du vivre « , là où, sous l’espèce de l’engagement,  » toute existence, personnelle ou collective, risque son idée « .

Image : Florent Lamouroux, Back to black, 2012.

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