la coupure et le retournement

Beauté et vérité, mais ces hautes vagues
Sur ces cris qui s’obstinent. Comment garder
Audible l’espérance dans le tumulte,
Comment faire pour que vieillir ce soit renaître
Pour que la maison s’ouvre, de l’intérieur,
Pour que ce ne soit pas que la mort qui pousse
Dehors celui qui demandait un lieu natal ?

Bonnefoy

L’art, comme le langage, est affaire de coupure. Séparer, disjoindre, aussi bien cueillir comme l’on fait des fleurs ou comme Horace nous conseille de ces instants qui tissent l’existence de tirer le fil pour qu’ils nous apparaissent alors vraiment, isolément, dans leurs contours. Ou comme de ces papillons dont on coupe l’allant pour les piquer, étendus, lisibles, quand ils se mouvaient et s’insinuaient dans les plis de l’espace de leur vol, cousus à nos battements de paupières, s’en distinguant à peine.
C’est en cela qu’il est toujours abstrait.
C’est ainsi que l’art voisine avec la mort dont il est une des expressions, fabriquant ces choses étranges que sont un objet, une image, toute sorte d’artefacts – existences distinctes, sortes d’écueils dans le courant, érigés à travers vivre, à travers le temps de vivre comme les menhirs le sont dans le paysage, ouvrant dans l’espace leur propre espace de vertige. Et la photographie plus littéralement que tout autre.
C’est ainsi que l’art lie le désir et la mort autour d’un même thyrse, comme on voit à Lascaux, tout au fond d’un puit, par quelques cinq mètres, un corps ithyphallique verser dans le monde des ombres et des esprits, fauché. La petite mort accompagne ou marque la séparation du corps et de la vie, de ce que l’on appelle parfois l’âme, leur rupture. Ultime sève comme certains insectes en mourant laissent après eux leurs œufs, comme les plantes connaissent une dernière floraison, donnent leurs derniers fruits – les agaves lancent ainsi depuis leur désastre, dans les éboulis de pierres et de terre sèche, aux restanques des corniches, une hampe florale dressée comme un sémaphore. Comme la mante religieuse mâle, décapitée, offre au coït ses derniers spasmes, le pendu aux mandragores sa dernière éjaculation.
Dans la mort et ce qui la traverse, la figure se dédouble, l’image se détache, se désynchronise, se sépare. Cette séparation, comme la séparation des sexes (sexus, dérivé de secus, dit en latin la coupure, la division), comme la séparation de l’homme avec les bêtes, avec l’étendue, avec sa propre origine, avec son passé, avec son avenir est le lieu de la mélancolie antique, laquelle s’érige sur cet entre-deux vacant, en marque la béance, la discontinuité. C’est ainsi qu’elle fait figure, cette dernière renvoyant au tracé de la forme se détachant d’un fond.
La fleur rachète la mort de la plante dont elle déploie l’utopie, engageant dans l’espace sa possible renaissance, autre et ailleurs. C’est peut-être de ce lointain souvenir que l’on fleurit les tombes. Peintures, gravures, chants et objets rachètent peut-être la mort qui corrompt les hommes et dont, en faisant coupure sur cette coupure, érigeant à leur tour leur figure, ils décollent la peau. Ils font silence autour d’eux ; de leur mutisme se creusent un abîme vertigineux. Ainsi dressés dans leur immobilité furieuse.
De toujours, l’art est hanté par l’invisible, par ce qui échappe à la vue dont il constitue la prise d’empreinte et l’érection. Ce que rencontra Marcel Duchamp dans ses facéties avec le bien nommé « objet dard » à la silhouette phallique se donnant pour l’empreinte négative d’un sexe féminin. Objet dard retournant le mystère, lui donnant forme visible, le silhouettant. Chaque œuvre vient réactiver ce mouvement, l’expression d’un désarroi vers lesquelles celles qui précédent les guident. Chaque œuvre travaille cette insistance opaque qu’elle retourne pour l’appréhender comme le suaire témoigne aux chrétiens du mystère de l’incarnation, en employant la même mécanique spéculaire. Comme le carré tracé au ciel par les augures se retourne en terre pour fonder le temple, espace séparé du reste du monde. Chaque œuvre est un temple, littéralement elle découpe, opère une césure et s’érige depuis cet événement marquant discontinuité dans la continuité. Templum, cousin du ponctum.

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