l’art contemporain et le débat public

Il m’arrive de lire assez régulièrement ces articles et ces textes que certains produisent à l’encontre de l’art contemporain et que l’on dit ou qui se disent réactionnaires. La plupart m’échauffent du fait d’amalgames et parce bien souvent malgré quelques éléments critiques pertinents ou bienvenus, l’ensemble est mal pensé, c’est-à-dire partisan. C’est apparence de pensée pour livrer un rancoeur C’est l’emportement, l’indignation, l’aigreur et puis souvent l’effet de style, la rhétorique qui l’emportent, les emportent. On connaît ça pour soi avec ce qu’on ravale et qui rancit d’être contenu et recuit. Mais il est vrai que l’exercice peut-être jubilatoire, rien de plus débridé qu’un pamphlet. C’est un exercice cathartique.
J’ai dit ça souvent et une fois à réagir à un de ces articles, ici : d’abord cette erreur d’entendre sous le terme de contemporain quelque chose d’homogène. Est-ce dû à une méconnaissance du contemporain ou les nécessaires négligences d’un propos à charge, la thèse en sa théorie occultant les nuances du détail ? Toujours est-il. Dans les faits ou à mi- mots, c’est bien souvent l’art médiatique qui est visé, ces productions qui, monumentales ou spectaculaires, provocatrices ou tautologiques occupent le champ des grands médiats, les espaces des grandes institutions et étalent aux yeux de tous les rouages d’un système de castes, d’enjeux de visibilité et d’argent. Et ce n’est là qu’une partie émergeante de l’art contemporain. Certainement pas L’art contemporain. Que ce soit malgré eux ou qu’ils en soient partie-prenante, les artistes ainsi exposés (dans le sens plein du terme) se retrouvent instrumentalisés, éléments de communication, de divertissement, de politique. Certains artistes donc, certaines œuvres, s’accordent à ce fonctionnement comme de toutes époques il y eu des peintres de cour, des officiels, des représentants du régime au service des princes, des puissants. Simplement avec les modifications que produisent les moyens actuels. Et il en va ainsi à moindre échelle dans toute la société ou la possession d’œuvres ou à défaut, d’objets raffinés, intérieur, voiture, tenues sont des marqueurs sociaux ou signes de culture, de richesse, de goût ou d’autorité. Pour autant, qu’une œuvre soit motivée par une commande publique ou princière (mettons aujourd’hui un grand industriel) ou au service d’un pouvoir (politique, économique, symbolique), quelle bénéficie d’un surcroît de visibilité ne l’invalide pas au niveau de ses qualités intrinsèques. On sait comment ces concurrences ont joué en faveur de l’art renaissant dans l’Italie du XVème. Ceci dit, le champ médiatique est assez souvent néfaste aux œuvres, qu’il incite à la démesure, à la visibilité ou encore trop souvent à la précipitation. Cette réalité est visible partout, dans le champ des arts visuels comme dans la musique ou la littérature. Ceux-là qui sont entrés dans ce lieu de visibilité vous diront ce que ça induit de sacrifices, de contraintes, de compromis ou d’ajustements que de vouloir à tout prix s’y maintenir. Les attentes du public à votre endroit, leur appétit insatiable de nouveauté, la pulsion de consommation font que la maturation lente, la discrétion signent un arrêt de mort. Et les tables des libraires comme les centres d’art en témoignent : l’existence médiatique est un exercice d’occupation du territoire qui nécessite un renouvellement ou du moins une production constante relativement homogène, identifiable, accessible, travaillée d’une manière ou d’une autre pour espérer émerger de la masse. Encore une fois, certains s’en accommodent très bien, plus préoccuper de plaire au présent que d’imaginer un travail souterrain, quitte à utiliser là encore plus ou moins consciemment les codes et ressorts du marketing. On peut incriminer l’appareil médiatique et ceux qui dans l’ombre y ont des intérêts, les investisseurs divers mais tout autant le publique et chaque acteur du système dont il flatte les goûts les plus bas et qui souvent, sous des indignations de façade se satisfait de littérature niaise et lisse, de clinquant et de scandales passagers comme les magazines « people » étalent sur du papier glacé les tromperies, les bourrelets, les rumeurs et les frasques des stars de la télé et du foot.
Certains artistes, qui sont, faut-il le rappeler, des personnes comme les autres étalés dans toutes les couches de la société et de tous les bords (le terme artiste ne garanti rien ni en qualités d’esprit qu’en humanisme), se laissent séduire et fasciner par cet univers là et comme Andy Warhol en adoptant les outils et les codes, naviguent en parallèle jusqu’à adopter le comportement des stars qui éveillaient leur jeunesse. Une position d’adhésion empathique sans cynisme ni critique qui abouti peu ou prou à la production d’œuvres d’art. Warhol en joue, et comment ne pas ? Ascension sociale à l’américaine, il se retrouve à côtoyer les stars, en devient une lui-même, gagne de l’argent et bénéficie encore du capital symbolique du créateur un pied sur les plateaux télés ou dans les magazines et l’autre dans les musées, les livres d’art. Il réussi le rêve de beaucoup : faire se rejoindre par lui haute culture et culture populaire. Il se trouve que par ses inventions formelles, le métissage de l’art savant et des arts populaires ou des métiers d’art de la communication et de l’image, il livre là des objets beaux et singuliers, intrigants, des propositions qui invitent à des considérations, des réflexions nouvelles, à penser le monde. Certaines même des ses œuvres laissent entrevoir quelque tragique, des émotions. C’est de cette lignée que viennent nos actuels artistes entrepreneurs comme Jeff Koons, Wim Delvoye ou Damian Hirst lesquels tout à la fois jouent des codes de l’art et de la communication, se hissent au rang de stars médiatiques presque au même titres que les chanteuses ou les footballers et tout à la fois produisent des objets parfois beaux, parfois intrigants et qui souvent donnent à réfléchir aux mécanismes de nos sociétés du dedans même de la machine, que ce soit intentionnel ou pas. La loi médiatique les oblige a se répéter, à produire continuellement, à multiplier les prestations et interventions. Et eux en deviennent les fournisseurs, sortes de Faust fondus dans leur œuvre, en tirant profit immédiat, moyennant comme dans le monde de l’entreprise en général, investissements, risques financiers, audaces relatives, campagnes et coups médiatiques et parfois comme le laissent voir les œuvres tardives de Warhol (quelque chose comme une désillusion qui traverse les « car crash » ou « dollar bills », « electric chair » ou « disaster », une certaine mélancolie ou angoisse de celui qui voit bien qu’il a disparu derrière l’image de lui-même dont il a accompagné la mise en scène. Position neutre, confortable peut-on leur reprocher, de ceux qui donnent à voir un certain état des choses qu’ils perpétuent et dont ils tirent profit quand on aimerait de l’artiste qu’il incarne un contre pouvoir, une opposition, comme à l’époque de la bohème et de la modernité naissante. Et c’est derrière la critique au contemporain ce qui est reproché à ces quelques artistes médiatiques, qu’ils participent de ce jeu politico-financier au service de la haute bourgeoisie. Qu’ils se soient, dans les formes parfois (mais lorsqu’on y regarde, rien de plus populaire au fond que ces travaux-là) mais surtout dans les étages et les transactions, coupés d’une grande partie de la population pour briller, invincibles et puissants sur des socles dorés. Alors au lieu d’art contemporain opposé à une tradition souvent fantasmé, il faudrait dire marchandisation d’une partie de l’art contemporain avec tout ce que ça implique en arrière-plan de manœuvres financières, politiques et médiatiques.
Est-il nécessaire encore de préciser dans ce jeu médiatique et financier le rôle ou la place tenue par le langage, l’appareil critique ou pour mieux dire, l’accréditation conceptuelle qui sévit dans la presse mais davantage encore dans les livrets, les cartels et les communiqués de presse qui pour le coup fournissent la matière première à des journalistes pressés. C’est un des points de discrédit majeur. Du moins, il accompagne le malaise, l’impression d’absurde. Il faudrait ici toute une étude pour analyser le phénomène qui semble échapper à tout le monde ; artistes, critiques, amateurs éclairés devant le plus souvent convenir que l’art, et contemporain particulièrement, fournit une abondante littérature à la fois creuse et obscure. Nous nous étions amusés une fois avec un ami à intervertir dans une exposition les cartels et avions vérifié qu’ils étaient à peu près interchangeables : ça fonctionnait tout aussi bien. Force était alors de constater qu’ils ne disaient rien et ne semblaient être voués qu’à occuper un espace. Soit que leur contenu était à la fois trop général et elliptique, soit que les œuvres en questions l’étaient elles-mêmes. Pour autant, ce n’est pas exactement une spécificité du contemporain, les comptes rendus des Salons aux XVIII et XIXème et les interventions critiques plus ou moins lyriques qui émaillent les siècles depuis l’invention de l’exercice fourmillent de gloses, de rhétorique, de bons mots, de bavardages.
Pour y revenir un peu, un autre amalgame qui est fait par ceux qui s’outrent de l’art contemporain est son assimilation avec le conceptuel. Si bien que dans leurs phrases l’un est bien souvent synonyme de l’autre. L’art contemporain, autrement dit, conceptuel. On peut parler d’école conceptuelle ou d’un mouvement historique rassemblant des personnalités et des travaux variés, on peut encore parler de tendances ou de familles ou de travaux relevant de la logique conceptuelle, mais difficile de résumer ainsi l’art actuel. Encore une fois l’art conceptuel est un champ assez large difficile à résumer et qui malgré tout ne se superpose pas, loin s’en faut, à l’art contemporain. Pour le dire en deux mots d’abord et contre tout a priori ou présupposé, comme il y a une beauté, une sensibilité du minimal et de l’épure même poussée dans ses formes en apparences les plus froides, il y a de la sensibilité au sein du conceptuel, une beauté mathématique ou beauté de la formule. Il s’agit de sensibilités personnelles ou même de moments et apprécier les chairs de Rembrandt n’exclut pas de se trouver saisi par une forme d’apparence plus austère, un signe dans son abstraction ou quelque chose de plus désincarné, une belle pensée, un beau concept. Il n’est pas une dévaluation ou un appauvrissement contemporain de la pulsion créatrice, mais un des aspects de son incroyable richesse. Il n’y a pas à les mettre dos à dos, les deux font, avec d’autres, parti de la gamme. Ceci dit, si l’on regarde un peu de près les pratiques contemporaines, il me semble au contraire que la tendance ne soit pas tant au concept dans ça rigueur froide, sa spiritualité ou sa philosophie qu’à l’expression plus physique du sensible sous toutes ses formes et tous ses chaos. Ce qui déroute souvent c’est justement qu’il n’y ait parfois que peu à comprendre (et les commentateurs qui l’assument, le comprennent plus ou moins se retrouvent parfois à broder des justifications confuses). A côté d’une inscription critique, d’une mise en perspective historique, qui est une autre discipline, presque une science sociale, beaucoup d’œuvres ne demandent généralement, ne proposent que de ressentir des accords, des frictions de formes et de matières, des chaos d’éléments, rien que du sensible. J’écris cela en pensant à quelques manières d’installations récurrentes qui effectivement laissent nue la tête, obligent de déplacer l’approche. Les représentants internationaux de l’art contemporain français comme Christian Boltanski ou Claude Levêque produisent des œuvres qui s’adressent à la mémoire et aux sens, sont à éprouver plus qu’à comprendre, comme le lançait déjà Monet face aux incompréhensions justement que provoquaient ses Nymphéas : il n’y aurait qu’à apprécier. Tout le monde peut développer la pensée qu’il veut par dessus, à côté ou depuis. Le discours que certains s’empressent de poser sur les œuvres ne sont pas les œuvres (sauf cas particulier et du fait de l’artiste, pour mettre en question justement ce mécanisme). Mais plus précisément encore, les pratiques actuelles, dans leur variété colossale affichent de galeries en galeries, de lieux d’art en lieux d’art des dessins de toutes sortes, du pulsionnel au narratif en passant par les jeux formels les plus variés, des vidéos esthétisantes ou chaotiques en 8mm ou numériques, des tableaux de toutes les factures, des sculptures, des installations, des œuvres relevant du classique, d’autres de l’esthétique pop, du romantique. Tous sont nourris à toutes les sources et sans doute comme jamais, mêlant les arts bruts ou populaires aux plus récentes technologies, l’histoire ou la politique à la science. Tout n’est pas à garder, tout ne passera pas l’épreuve du temps. Certains, surreprésentés un temps tomberont dans l’oubli ou s’avèreront anecdotiques, d’autres se dresseront comme des phares. Reprenez un vieux catalogue d’exposition ou même les textes d’Alberti, les notes sur les Salons de Diderot ou Baudelaire : des liasses d’oubliés.
En terme de questionnements sur l’art contemporain, j’ai trouvé pour le coup assez juste et singulière la conférence de Françoise Bonardel à propos de l’atelier. Quelqu’un qui n’est pas un partisan a priori de l’art contemporain, propose de prendre un peu de hauteur. Une pensée honnête. L’atelier donc. Et c’est un réflexion que j’avais esquissé, comparant les pratiques de deux générations d’artistes, ceux qui peut-être dans les années 90 abordaient les centres d’art à la fois comme espace d’expression à l’instar de la toile pour le peintre et atelier de production régi par la notion d’in situ, à ceux qui aujourd’hui tentaient un mouvement inverse, une « automisation » des productions vis à vis des lieux institutionnels, bref un retour à l’atelier-matrice, aux objets. Et je peux dire de l’aperçu que j’en ai qu’aujourd’hui les deux modèles et quelques variantes intermédiaires coexistent. Qu’il n’y a pas d’abandon absolu de l’atelier à l’âge contemporain. Je ne peux m’empêcher d’envisager ces mouvements à une échelle plus vaste, revenant aux pratiques pariétales ancestrales et aux rapports nécessaires des formes avec le contexte technologique, social, politique. L’art rupestre, tout comme l’art ultérieur de la fresque sont in situ, par définition. L’occupation et la modification d’un espace par l’alignement de mégalithes est un cousin lointain de nos actuelles installations. L’atelier des Impressionnistes comme celui des peintres de Barbizon bénéficiant de l’invention du tube de peinture était bien différent de celui que produisaient les artistes des générations précédentes. On s’en faisait la réflexion il y a peu avec un ami : bien sur, le territoire de l’art il y a trente ans avec les frac, les artothèques et subventions était bien différent de celui dont on a hérité, promis aux coupes sèches, au retrait économique alors même que la population d’artiste a augmenté considérablement, cela en change forcément les pratiques. Le contexte social des années 60 et 70 qui a vu Buren et d’autres quitter les cimaises pour occuper la rue, Burden ou Pane mettre en jeu leur corps: cela aussi détermine les pratiques.
Je ne suis pas historien et je ne sais rien de la désaffection du public pour l’art de son temps. Je me dis qu’elle est bien relative, vu le battage médiatique et la fréquentation des expositions et surtout multifactorielle. Il y a l’aventure des formes et son accélération, qui laisse bien normalement les non spécialistes un peu à la traine (mais qui aujourd’hui n’est pas pareillement dépassé par les avancées théoriques et conceptuelles de la physique par exemple, théorie des boucles, des cordes, multivers?). Mais cela s’inscrit également dans le commerce du visible (comment comparer le rapport du peuple à l’image au XVème et même au XVIIIème à celui qui a cours actuellement en occident ?), la place même de l’art dans la société. Il y aurait a faire ici une étude historique sur la place des images, des cultes, de l’art dans les sociétés selon l’époque et le contexte.
Françoise Bonardel place l’atelier au cœur de la notion de patrimoine ou de filiation, comme un ancrage. Ainsi, cela lui permet-il de « sauver » du naufrage quelques œuvres de l’art contemporain qui témoignent d’une certaine continuité (Kiefer ainsi rattrapé par la manche pouvait être brûlé par d’autres du fait de sa « starification », des sommes colossales qu’atteignent ses productions, de sa position médiatique et de ses stratégies entrepreneuriales). Les notions de travail, de savoir faire, de matérialité, toutes proches de ce qui en l’art témoignait d’une proximité avec l’artisanat. Je crois que, contre toute apparence, ces notions ne sont pas du tout exemptes des pratiques contemporaines, ni même celle de continuité laquelle vient toujours nuancer les apparentes tables rases, toujours plus théoriques qu’effectives. J’avais une fois évoqué pour l’exemple le travail de Picasso, héraut du moderne, assassin de la douceur et de la beauté qui n’a fait qu’en révéler l’envers en remuant l’histoire. Même si le bricolage, le brut, on parfois été des enjeux d’expansion du domaine d’expression, de déconstruction des habitudes et conventions. La relativisation de la place du métier permettant d’échapper aux maniérismes qui pour le coup agissent comme un cosmétique – de la poudre aux yeux – rendant acceptables aux yeux du public, séduit, les propositions les plus creuses ou consensuelles. Combien l’atelier aujourd’hui est protéiforme, du train que l’on prend, portable posé devant soi, au logiciel de montage installé sur la machine dans le salon en passant par les prestataires ou petites industries seules à même d’apporter les capacités et savoirs techniques dans certains cas de figure. Et celui-là qui joue l’instant dans un geste entre deux passages de voitures sur les murs de la ville, celui-là dont le matériau premier est l’espace qu’on lui confie. Ces ballades où l’on rêve, ne sont-elles pas l’atelier déjà ? Je sais que ceux qui sont comme moi, des acteurs plus ou moins reconnus ou discrets de cet art contemporain doivent trouver la question un peu naïve. Pour nous c’est évidence l’atelier par lequel on reçoit le monde. Ajuster des rebuts pour occuper un espace, harmoniser ou « désharmoniser » des notions, des matières, des textures relève d’un savoir faire technique, même s’il est moins identifié que celui du menuisier.
Il y a eu des expériences, des tentatives, des expérimentations qui de loin doivent apparaître comme d’absurdes gesticulations mais qui à l’échelle de l’action étaient des mouvements orientés vers la mise en crise des carcans, des habitudes, des manières constamment de se décaler, d’aller tâter les bords ou les confins d’un territoire que l’on envisageait comme plus vase ou autrement développé que ce que l’on s’autorisait à voir. La vie industrieuse. « Se détendre les poings, en rupture de songe sédentaire, pour un trépignant vis-à-vis avec l’idée, ainsi qu’une envie prend ou bouger : mais la génération semble peu agitée, outre le désintéressement politique, du souci d’extravaguer du corps. Excepté la monotonie, certes, d’enrouler, entre les jarrets, sur la chaussée, selon l’instrument en faveur, la fiction d’un éblouissant rail continu. » (Mallarmé, l’action restreinte) Que l’on songe comment les dessins d’enfants, d’aliénés ont été des issues pour relancer la peinture moderne en l’ouvrant sur des territoires qu’elle n’avait pas pleinement su s’autoriser. On ne trouve que ce que l’on connaît ou qui est un possible envisagé. Les chercheurs savent trop l’insuffisance du raisonnement volontaire souvent par les bonheurs, révélations fortuites de la sérendipité. « Pour pouvoir arriver à ce que tu ne connais pas / tu dois emprunter une voie qui est la voie de l’ignorance / tu dois emprunter la voie de la dépossession./ Tu dois employer la voie dans laquelle tu n’es pas » analyse TS Eliot dans un poème.
Et dans un bricolage empirique, pour répondre à cette incitation vague, cette intuition, il s’est agit souvent de manipuler les termes de l’équation, pas seulement comme un exercice de production et de variations, mais surtout pour fissurer les formes, les soumettre à la question, en changer l’assise. Certains ont décrit le processus de manière caricaturale, extérieure et pourquoi pas, c’est la démarche des sciences humaines que de déterminer des règles générales, des structures, mais cela manque le détail, le sensible. Alors on peut prendre une pomme en regard d’une toile, se dire de manière schématique que c’est la scène de la peinture figurative, puis enlever la pomme en gardant la toile pour définir la peinture abstraite et enfin ne garder que la pomme pour parler des ready made duchampiens et poser l’art conceptuel comme l’a fait Hector Obalk. Que l’on mesure l’étendue de la perte ! L’analyse, la schématisation sont insuffisantes, comme myopes – combien peut-on trouver d’êtres différents à l’intérieur de vagues silhouettes semblables !

On vous demande parfois le temps que vous mettez pour faire un tableau ou une œuvre en général, jugeant ainsi d’un engagement, d’une valeur travail pouvant compléter ou suppléer la valeur « avoir faire identifié », ou « compétence technique ». Sauf que qui pratique sait l’anecdotique de la question et que cela ne se conquière pas nécessairement de volonté ou de ce labeur-là. La part prépondérante du lâcher-prise, du hasard, de l’imprégnation lente, de la maturation, avant même le geste. Le travail commence avant même que naisse l’idée d’œuvre.
Malgré l’élégance et la justesse de son analyse en plusieurs points, je ne peux tout à fait suivre Pierre-Alain Tâche lorsqu’il conclue que le point de rupture entre l’art ancien et le contemporain tient à l’abandon d’« exigences qualitatives élevées ». Et je ne répèterais pas ce que j’ai dit plus haut : même dans d’apparents barbouillages, il y a des exigences, un savoir-faire (même s’il s’assimile parfois à un savoir-ne pas faire). Même dans la disposition de rebus dans une salle, il y a plusieurs façons d’habiter le volume, d’installer quelque chose.

Après toutes ces nuances, rapidement posées, je veux répondre en revanche aux critiques que Françoise Bonardel peut faire vis à vis d’une « labellisation » de l’art contemporain. « Labellisation » ou accréditation derrière laquelle on retrouve ce principe de distinction analysé par Bourdieu et donc de domination symbolique, puisque cette nomination exclue et discrédite volontairement une part de la production actuelle jugée populaire, passéiste ou ringarde. Là véritablement se joue une crispation. C’est dans ce nœud l’instrumentalisation de l’art (et pas seulement le contemporain). Art employé alors comme le note P.A. Tâche comme « l’instrument d’une arrogance » apparenté au luxe, porté par « une religion de l’argent ». Le terme de contemporain est probablement en crise de ce fait même qu’il cherche à émettre un jugement de valeur, quand il ne s’agit en fait plus ou moins que de territoires. Or des flux migratoires ont lieu, le métissage est en cours depuis des années. Les arts bruts, outsiders et quelques populaires ont nourri la bedaine du Gargantua. Les artistes actuels retournent comme jamais les échelles de valeur, brouillant d’un air assumé toutes les hiérarchies. Ce sera sans doute un autre sujet de trouble, que l’on ne sache plus à quel goût, à quel étalon se fier. Peut-être en serons-nous arrivés à ce point qu’évoque Pierre-Alain Tâche dans son texte « Pour un art inutile » où « rien ne dicte ce que doit être une œuvre d’art », sinon peut-être son exclusion des autres domaines utilitaires.

Notes : On pourra se référer au texte de Pierre-Alain Tâche, Pour un art inutile, in une réponse sans fin tentée édité par l’atelier Contemporain. Au texte de la conférence de Françoise Bonardel , Retour à l’atelier disponible sur son site.
La citation d’Hector Obalk est tirée de l’ouvrage Ce sont les pommes qui ont changé, édité par l’ENSBA. La citation se Stéphane Mallarmé est tirée des Divagations dans le passage sur le livre qui développe l’action restreinte. Plus bas, la citation de Pierre Reverdy est tirée de Note éternelle du présent, Ecrits sur l’art rassemblés par Flammarion dans ses œuvres complètes.

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Pour les ajustements, je propose en supplément ces échanges sur Facebook sur le mur de l’ami Armand avec « Stelle Seahorse ».

SS : Je confirme à l’auteur de cet article Jérémy Liron qu’en feuilletant naguère le catalogue – estimé à bout de bras à 4 kg – de l’expo Koons au Centre Pompidou, j’y ai « entrevu quelque tragique » , celui de la vacuité pornographique relative à un nihilisme sociétal, certes, l’artiste propose un esthétisme en accord avec son époque, certes, mais aucune émotion. Je ne critiquerai pas sa confusion sémantique entre des mots tels que sensible, sensitif ou sensoriel mais ça n’est pas l’envie qui me manque. Quant à expliciter que les manoeuvres politiques et financières sont un jeu commercial de petits bourgeois somme toute historiquement banal, il omet de préciser que nous sommes maintenant en république et que des lieux publics dédiés à l’art pictural sont confisqués et détournés de leur mission au profit du seul art conceptuel, et aux dépens d’une multitude d’artistes de « la gamme ». Faire passer un scandale d’état pour un avatar médiatique moderne, excusez du peu !!

JL : Koons produit des œuvres souvent caractérisées par une beauté glacée, désincarnée, des images travaillées par la pornographie et le kitch, le luxe, portées généralement par une perfection formelle digne de l’industrie du luxe et du design. Son travail, puisqu’il ne le revendique pas comme critique (on pourrait sans ça le lire comme un avatar de Diogène le cynique, et c’est un peu comme ça in fine que l’on l’appréhende) se pose comme un simple miroir de la société – image qui alors peut lever en nous quelques sentiments de tragique renforcés peut-être encore par l’effet de contraste des apparences. Ses porcelaines kitch vendues des sommes démesurées à des collectionneurs fortunés, comment ne pas les voir comme cocasses et pointant justement les mécanismes en jeu dans la marchandisation de l’art la fétichisation des babioles, ce qu’à un autre siècle on appelait les bibelots et tous les enjeux sociaux qui habitent ces marchés ? Ses grandes sculptures d’acier poli imitant les jeux d’enfants, gonflés d’air, comment, derrière leurs séductions brillantes et la fascination qu’elles peuvent exercer, ne pas les lire comme des baudruches, des beautés vides, gonflées de vide, vaines ? Si je n’apprécie pas particulièrement ce travail ni la figure qu’il incarne, je ne peux honnêtement pas dire qu’il ne dit rien ou qu’il est mal fait.
Les manœuvres médiatiques et financières sont des manoeuvres de pouvoir, je ne dis rien d’autre. Ce n’est pas l’apanage de l’art contemporain. Des artistes néoclassiques (dont le travail séduit davantage : reconnaissable, bien fait, artisanal, parfois imaginaire) jouent le même jeu en flattant l’égo et blanchissent l’argent des oligarques russes. Historiquement, c’est même une longue tradition : l’art a été dès le début inféodé au religieux et au pouvoir, à l’église et aux princes. Que certains exercent une domination économique et symbolique sur d’autres est effectivement le problème de fond de la société. La domination culturelle en fait partie. Elle en est même, comme je l’évoque brièvement dans l’article, un des leviers.
Je ne crois pas que les lieux dédiés à l’art (exclusivement pictural ? Pourquoi cette discrimination ?) soient détournés au profit de l’art conceptuel (sans compter qu’il existe un art pictural conceptuel, comme un art pictural minimaliste). Que la visibilité soit accordée par les grandes institutions à ceux des artistes actuels qui en bénéficient déjà, sans grande prise de risque (ils sont comme on dit « bankable ») est effectivement lassant et problématique. C’est toute la perversion de l’art officiel ou de l’art d’état. Même overdose un siècle et demi plus tôt avec l’art pompier, le néoclassique, le style Napoléon III. On pourrait se dire à l’inverse que c’est plutôt positif d’occuper les marges et les niches plutôt que d’être détourné par les subventions et les coups de projecteur. Pour l’anecdote, une salle du musée Soulages à Rodez (un peintre-peintre, comme on dit, avec son petit artisanat et son travail de matière), dédiée aux expositions temporaires était, lorsque j’y suis allé, occupée par une installation aux néons de Claude Levêque. Là encore, un artiste contemporain qui bénéficie déjà d’une belle visibilité, donc pas une prise de risque pour le musée qui rentabilise avec les noms. Pour autant, rien là de conceptuel. Même si j’ai été peu séduit par cette proposition et ces effets de scénographie. Doit-on y voir un exemple de détournement d’un lieu de peinture au profit de cet art conceptuel qui sévit actuellement ?
Bref, qu’un certain type de production occupe tout le champ visuel ou médiatique à l’exclusion d’autres est effectivement un problème. Que par un effet boule de neige ou réseau certains artistes profitent davantage que d’autres de lieux de visibilité et de moyens est dommage, frustrant pour les autres (dont je suis, comme 90% des artistes), mais les raisons ne sont probablement pas inhérentes aux esthétiques contemporaines. Il me semble davantage que cela soit l’effet de jeux et enjeux de pouvoir plus souterrains liés à certains aspects du capitalisme.
Mes propos sont très probablement troués, manquent de profondeur et d’expertise. La réflexion demanderait une réelle documentation historique, sociologique et de recouper beaucoup d’études, ce qui dépasse mes petits moyens. C’est pour cela que je le considère que comme une contribution, une invitation à nuancer, compléter, invalider, poursuivre. Le sarcasme, l’aigreur ne nous aideront pas à grand-chose.
Pardon de faire un peu vite je dispose de peu de temps, mangé par le boulot alimentaire.

SS : J’avais déjà bien saisi certaines de vos précisions, vous me parlez de vide et de miroir, je vous parlais de vacuité et d’époque… mon argumentation était axée exactement sur trois points de votre article : sur l’émotion contenue dans de telles oeuvres ? sur la signification que vous accordez au mot – au monde – sensible ? et sur la part incomplète de votre réflexion concernant certains « éléments critiques pertinents » passés sous silence, dommage de les laisser dans l’ombre des amalgames que vous regrettez. Bref, je vous en ai livré un pour compléter ! (en souscrivant de plus à votre invitation présupposée…). Je note que sur le fond, vous venez de rejoindre les pamphlétaires, le même constat « problèmatique » est posé concernant l’art officiel mais pas de la même manière, question de style ou de pensée ? et pourquoi je me cantonne à l’art pictural ? parce que votre article s’oriente davantage sur ce thème, l’aurais-je mal lu. Je crois qu’un art qui occupe les marges n’a rien de positif, au mieux c’est un snobisme, au pire un contexte de censure, l’art dans toutes ses expressions s’adresse à l’humanité entière, à elle d’en faire ce qu’elle veut ! ou ce qu’elle peut. (le point d’exclamation est très mal vu sur Facebook ? quelle énergie il a pourtant !)

JL : L’émotion. Je ne sais quelle part est contenue dans l’objet quelle part y est projetée par celui qui regarde. J’ai vu des gens sincèrement émus par un monochrome de Barnett Newman, œuvres qui m’ont toujours laissé froid. Des gens s’ennuyer devant un Giorgione quand une fois sans savoir ce qu’il m’arrivait me suis retrouvé mis à genoux et suffocant. Certains fustigent le conceptuel pour son côté désincarné, mais je comprends aussi que l’on puisse ressentir une forte émotion à une idée. Combien raillent le carré noir ou plus encore le carré blanc sur fond blanc de Malevitch comme le summum de l’absurdité, du ridicule ? Quand on peut s’émouvoir de cette tentative éperdue, cet engagement spirituel et humain (le pouvoir en place était loin d’autoriser ce genre de bizarreries) orienté vers un dépouillement, une ascèse. Est-ce que l’art contemporain nie l’émotion ? La refuse ? Non ! Quand bien même certains de ses ressortissants iraient dans le sens d’une pensée éthérée, d’abord cela n’empêcherait en rien que leurs productions soient perçues, appréhendées par d’autres dans une montée d’émotion (les choses qui nous émeuvent ne sont généralement as prévues à cet effet, si je puis dire) et ensuite ils n’incarneraient qu’un aspect de l’art dit contemporain. Ce sont simplement ces nuances que je réclame.

Il faudrait relire attentivement pour vérifier l’emploi ci et là du mot sensible et je voudrais bien corriger les approximations. Je crois généralement l’avoir employé pour désigner simplement « ce qui s’adresse aux sens » ou qui relève de cette perception, pour distinguer de ce qui relèverait davantage de l’intellection (abstractions mathématiques et théories). Tout en sachant que cette distinction est très schématique, comme celle de figuration et d’abstraction, pratique à l’échelle du langage ordinaire mais tout à fait absurde lorsque l’on rentre au cœur du processus. Comment devrais-je dire ? Que dans une large proportion notre rapport aux choses passe par l’expérience, par la médiatisation de nos sens, jusque dans les confusions ou synesthésies qu’ils connaissent. Que certaines œuvres ne satisfont ou ne s’orientent que vers ce trajet, entendant stimuler quelques sensations. Et que c’est le cas dans une grande partie de l’art contemporain contrairement à ce qu’en disent ceux qui l’assimilent au conceptuel. Que par ailleurs, si certaines œuvres minimalistes et conceptuelles entendent réduire au stricte minimum le corps de l’œuvre ou son incarnation objectile, se réduisant, se contractant en des formulations, des idées (encore, écrire une phrase au mur à la place d’une sculpture met encore en jeu de l’esthétique, couleur, corps, choix de la police, positionnement de la phrase…), cela n’empêche pas qu’elles produisent encore une émotion, c’est-à-dire qu’elles suscitent notre sensibilité.
J’ai retrouvé ce passage de Reverdy : « Le cheval est un animal capable de courir, certes, et très vite. Le plus mauvais cheval même court mieux que la plupart des meilleurs poètes n’écrivent, mais la nature n’a pas fait le cheval qui court vite – elle a fait le cheval. L’artiste fait le tableau, le poète, le poème, et non le tableau ou le poème qui émeuvent. Ce raisonnement pouvant ne pas paraître au premier abord d’une irréfutable rigueur logique je ne le propose à personne comme modèle ou étalon. Mais, les anecdotiers travaillent une émotion et non pas une œuvre qui peut avoir pour résultat d’être, un jour, émouvante. Selon qu’on envisage la question d’une façon ou de l’autre on fait l’œuvre pour elle-même ou pour une émotion déjà connue qu’elle devra provoquer. Dans le dernier cas on voit que rien d’inattendu, de neuf, de troublant pour l’auteur lui même ne saurait résulter. Les moyens mis en œuvre diffèrent, il faut choisir. Il me semble que l’on s’occupait autrefois beaucoup plus de la vitesse que des pattes. »

Quand au troisième point : les éléments critiques pertinents que je ne développe pas assez d’après vous, il me semblait les avoir dit en quelques mots suffisants. A savoir, que tout n’est pas bon dans l’art et dans le contemporain non plus : Il y a en art contemporain des œuvres ridicules, comme des croutes en peinture « classique » (ce qui ne veut pas dire que tout soit mauvais). Que le marché, des ambitions politiques et médiatiques s’en soient emparées et se surimpriment aux yeux de tous au champ de l’art est naturellement problématique (je voulais simplement que l’on ne fasse pas d’amalgame entre l’art lui-même et les intérêts de ceux pour lesquels l’art est un instrument). Je suis par ailleurs assez d’accord comme je le répète avec les interprétations qui disent ces manœuvres de domination financière et symbolique. Pour dire que tout ne va pas bien et qu’il ne faut pas tout accepter ou se voiler la face. Ma position est, il me semble, assez critique par rapport à cela. Un constat si vous voulez de cette domination, mais rien de neuf sous le ciel, Bourdieu, Foucault on développé ça avec rigueur et intelligence. Encore une fois je ne demande que de la nuance : trop grossier de sacrifier l’art contemporain sur l’autel du bouc émissaire. Des fonctionnements politiques, des personnes, des œuvres, oui, mais pas le contemporain comme figure diabolique.
Quand à la question des marges, je ne suis pas sûr d’être tout à fait d’accord (et je n’ai pas l’occasion ici de développer). Les choses sont mouvantes et relatives, pour certains les marges sont le centre, question de point de vue. J’avais un peu développé cela ailleurs à travers la question de l’obscurité nécessaire. A un moment les choses demandent une forme, des nuances qui ne sont pas accessibles à tous ou qui demanderaient effectivement des efforts que peu veulent ou peuvent fournir. Je n’ai pas navigué dans Rimbaud, Mallarmé, Joyce ou Proust, Picasso, Bacon ou Brancusi immédiatement et de toute évidence, je ne comprends pas tout ait toujours des réticences, cela demande des efforts. Prendre la parole publiquement devrait nécessiter quelques efforts de pensée préalables.

Image : sculpture de Laurent Le Deunff

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