L’atelier Balzac, l’atelier du lecteur.

Les hasards ou nécessités de nos biographies désignent ce à quoi on sera dès le départ disponible, ou sensible ; les expériences premières, primitives, déterminant pour la suite tout le fond de notre rapport au monde, du moins un solide point d’ancrage. Il faut qu’un paysage, certaines expressions, sonorités ou façons de tenir le corps, certaines activités, certains livres vous soient liés à vie. Je crois que c’est dans ces configurations de l’enfance que les mots s’associent aux choses pour en désigner quelque chose d’une origine. C’est ainsi qu’on peut dire : « c’est de là que je viens ».
Lui tenait La Comédie humaine de Balzac, de son grand-père, à portée de main, en dix-huit volumes, le goût de la lecture de sa mère, institutrice, et avec ça tout un mois de vacances qui demandait prétexte à s’isoler. Un été 69 ou 70 alors, on met tout le corps au diapason, rendu aux architectures que la littérature confie au volume des livres, adoptant pour doublure du réel ce monde-là qui concurrence alors les objectivités immédiates qui l’entourent. Littérature qui « se dévore à plat ventre sur le lit », comme disait Perec, faisant du lecteur comme un double de ce plongeur que l’on voit, peint dans un couvercle d’une tombe à Paestum. Cet été-là, avec Balzac, le grand saut. Et un livre s’ouvre pareil qu’une porte ou un couvercle de sarcophage sur lequel est peint un homme passant d’un monde à l’autre. Comme c’est dans un carton pour pièces détachées Citroën prélevé au garage paternel qu’il transportera les livres, s’insinuera aussi cette façon en toute forme de scruter derrière toute construction les mécaniques à l’œuvre. Une intrusion dès la première page des Notes, les premiers mots : « C’est dans Louis Lambert… ». Ce ne sont pas des notes à propos de, depuis, autour, mais dans la mécanique Balzac. Mais c’est toujours en soi-même ou à sa propre histoire qu’on s’introduit : « Celui que j’appelle secrètement mon Balzac… », puis « Celui qui me serait le plus proche… ». La littérature est au temps de l’imparfait, écrit quelque part Pascal Quignard, elle est retour sur expérience. Elle consiste, dirait Pierre Bergounioux, à transférer l’expérience première dans l’ordre second de la conscience. « Notes sur Balzac » est peut-être une façon d’avancer incognito, parce qu’en fait, ce sont les mots de Gracq qu’il faut entendre : « grands trous forés soudain à même la trame du récit ». C’est que ce que l’on appelle la modernité avec l’industrie reconfigure à ce moment-là tout ce qui fait la réalité, de son paysage au rapport même que l’on entretien avec.

Et si, une autre biographie, un autre rapport au livre et à ceux auxquels nous obligeait l’école m’ont rendu au contraire les volumes épais de ceux qu’on disait « les classiques » irrémédiablement inaccessibles ou lointains, c’est par le biais des intrusions du regard dans le corps même du récit auxquelles introduit François Bon dans ses Notes que Balzac s’associe incidemment à mes bricolages d’enfance. Ce n’est pas expliquer ou faire comprendre mais inviter à toucher, à considérer les rouages, les mouvements, plonger dans l’obscur, le mystérieux d’une sorte d’écologie de liens et interactions vis-à-vis de quoi on se reconnait une curiosité, une attraction profonde. Lisant et puis relisant ces 85 notes avec à chaque fois un rééquilibrage de l’attention, une configuration différente des équilibres du corps, s’est affirmé de manière de plus en plus distincte que s’y reconfigurait également mon rapport à Balzac et peut-être à tout un pan de la littérature que j’avais serré dans les placards poussiéreux et gris de l’école. Si en place de ces manuels scolaires qui ne parviennent pas, même en proposant, démagogiques, des analyses littéraires de chansons à concerner ceux à qui ils s’adressent on vous mettait en main de ces manuels de mécanique résolument subjectifs sans doute que Balzac apparaitrait de moins loin, moins soclé. Ce ne serait plus cet objet vaste et vague dont il nous faudrait avoir compris telle ou telle chose et en rendre compte comme il faut dans un exercice mais un lieu, une sorte de terrain vague où l’on se sentirait, quelques soient nos inimitiés avec l’école, le loisir, la curiosité, la possibilité, la liberté d’aller fouiller, noter quelques dynamiques et mouvement. Inventer chaque fois son propre rapport à l’œuvre non entendue comme distance sacrée mais ouvrage de l’artisan dans lequel se laisse goûter les gestes, les savoir-faire, les tours de force et ce qu’il a déposé de lui-même. Moins intimidant que moteur à bricoler soi-même. Ce serait un des chantiers de l’école et jusqu’à l’université : si on réassociait filières techniques et générales, pratiques manuelles et culturelles ?

Notes sur Balzac, François Bon, Tierslivre éditeur, 2016.

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