lectures d’hiver

Chaque saison j’essaie de recenser les livres lus.

 

C’est par intermittence avec de longues périodes où le temps et la disponibilité d’esprit manquent pour autre chose que gérer ce qui doit l’être et tenir à peu près ce que l’on peut, qui l’exige. Faire avec la fatigue. L’étau qui prend le crâne et oblige, quand on croyait avoir enfin une heure, à s’écraser la tête sous un coussin pour cacher la lumière, calmer les tempes, le creusement des yeux. On n’est pas si souvent à disposer de soi. On se passe à côté, on se longe, on s’aperçoit de loin ou en demi-teinte, comme à travers un verre fumé. On se délite, s’éparpille. On somnambule des semaines et puis une brèche. On se rejoint fiévreusement et on peut enfin pour un instant, l’œil intérieur aux aguets, attentif à l’heure qui passe, furtivement user de soi. Attraper un livre, reprendre une réflexion, avancer un dessin.

« Le sanglier solitaire hume vers les fermes. Il connaît l’heure de la sieste. Il trotte un grand détour sous les frondaisons, puis de la corne la plus rapprochée, il s’élance. Le voilà. Il se vautre sur l’eau. La boue est contre son ventre. La fraîcheur le traverse d’outre en outre, de son ventre à son échine. Il mord la source. Contre sa peau ballotte la douce fraîcheur de l’eau ».

Ce qu’on laisse n’est souvent que le fruit du hasard, les bribes, les lambeaux de pensées que l’on aura pu sauver quand la majorité d’entre elles, n’en sera resté qu’à l’état d’ébauches échappées sur le chemin, perdues de n’avoir pas été formulées, poursuivies, fixées. Elles montent comme des fumées avec le sommeil qui vient, dans l’affaissement du corps. S’éloignent ou s’éteignent. Et comme le chemin que l’on fait dépend de ce que l’on a tiré au clair, on avance différemment que l’on aurait voulu, que l’on aurait pu, pour dix raisons anodines, un feu qui passe au vert, une sortie d’école ou une migraine.

 

Il y a des livres que j’ai lu page à page en deux mois, par intermittence. D’autres qui ont bénéficié d’une demi-journée libre. Certains encore, abordés il y a déjà longtemps, sont encore en cours de lecture. Là-dedans, à travers, une pensée, une expérience, une façon d’être au monde qui s’élabore.

 

Lu Les battements du temps, de Jean-Claude Ameisen, Babel 9,7€.

Dans la voiture souvent, à la radio, et rarement d’un bout à l’autre. Les podcasts, je n’en ai jamais l’occasion non plus. C’est pourquoi après le dernier volume paru, lu cet été, j’ai remonté dans les publications de Jean-Claude Ameisen, sur les épaules de Darwin. Livres qu’il semble impossible de résumer et qui se prolongent l’un l’autre comme une vaste coulée, un seul mouvement presque désinvolte qui va par ricochets d’un fragment de poème à une publication scientifique, embrassant ainsi toutes les curiosités et toutes les sensations que suggèrent les grandes énigmes du monde. S’y déploie la pensée, occupée à cheminer en liant les aspects de la connaissance.

 

Lu Mourir de penser de Pascal Quignard, Grasset 18€.

Il y a quelque chose de similaire dans l’écriture du Dernier royaume, dont Mourir de penser est le IXe volume et l’émission/livre d’Ameisen (qui d’ailleurs cite régulièrement Quignard). Comme Ameisen le fait des publications scientifiques et des poèmes, Quignard appuie son récit ou sa pensée sur des textes anciens, légendes, anecdotes. Le livre s’apparente alors à une suite de commentaires tissant une grande fresque érudite. Les petits morceaux d’histoires, les courts essais qui se suivent comme des fragments autonomes laissent courir un fil souple qui invite à la rêverie, à la pensée.

 

Lu Colline de Jean Giono, Livre poche.

C’est d’en avoir entendu quelques extraits lus par Ameisen (que j’ai retranscrit en introduction) qui m’a convaincu de lire cet extrait de la trilogie de Pan que Giono publia au début des années 30. Son récit, sobre et vif, au plus près des choses est venu nourrir le projet que j’ai d’un livre questionnant les rapports que nous entretenons avec le monde. Il témoigne de ce rapport des paysans à la terre qui est encore traversé de mystique, parle de relation et non d’exploitation. Un très beau récit servi par une langue sobre et vraie.

 

Lu Communauté, Société, Culture de Maurice Godelier, CNRS éditions, 4€.

J’avais découvert Maurice Godelier, et avec lui l’anthropologie, en fréquentant épisodiquement le séminaire qu’il tenait aux Beaux Arts de Paris en 2004 ou 2005. Des soucis de santé (pour lui) et la concurrence du marché de Belleville le vendredi matin (pour moi) avaient fait de cette introduction une amorce partielle qui devait me travailler intérieurement pour que j’y revienne 10 ans plus tard.

 

Lu Les chamanes de la préhistoire de Jean Clottes et David Lewis-Williams, Points 8,3€.

Faisant un parallèle entre l’astrologie et les arts, Huber Reeves conclue dans L’univers, que chaque artiste est inscrit dans une mouvance qui se perpétue depuis près de 14 milliards d’années. Elle préside à la structuration de la complexité cosmique et de l’avènement de chacun de nous dans l’univers ». Dans le journal de Pierre Bergounioux, cette note que je relève à l’instant : « Quelque chose de plus grand que nous est mêlé à ce fugitif instant, les âges antérieurs et leurs habitants, leurs travaux, leur patience, leur ténacité, leur sagesse. Ils persistent au-delà d’eux-mêmes, à l’insu de ceux (celles) qui les continuent envers et contre tout – l’éloignement, la durée, le changement d’activité, le bouleversement général ». De ce sentiment de participer d’une longue histoire, d’œuvrer au « huitième jour », comme l’écrit Antonine Maillet, vient sans doute le besoin de comprendre les origines de ces gestes que l’on perpétue. L’hypothèse des préhistorien et archéologue rejoint ces réflexions qui me travaillent depuis un moment à propos de la séparation ressentie de l’homme par rapport à ce qui constitue le monde. La transe comme une façon d’essayer de rejoindre une certaine confusion ou continuité. Un « dérèglement des sens » qui permettrait, de plonger dans les entrailles du monde et retrouver quelque état primordial, une vérité enfouie.

 

Lu L’hêtre et le bouleau de Camille de Toledo, éditions du Seuil 16,2€.

Quand en 2012 je réfléchissais au titre de ma dernière exposition personnelle à la galerie, laquelle devait accompagner un petit essai sur les mouvements du monde et l’incertitude dans laquelle ils nous plaçaient, m’est tombé dans les mains un livre de Camille de Toledo paru un ou deux ans plus tôt aux éditions Verdier  : l’inquiétude d’être au monde. J’avais déjà abandonné L’intranquillité à cause de Pessoa et là Toledo a failli me voler par anticipation le titre qui convenait ou me semblait convenir à ce que je voulais alors mettre en avant avant que je décide de passer outre, annonçant simplement L’inquiétude avec pour corolaire, Le récit absent, titre d’une deuxième exposition synchrone. Son livre : un chant qui devait traverser de part en part ce qui me travaillait et que j’avais tenté de  synthétiser. Cette citation de Doris Evans qu’il place en incipit : « Mais quelle est donc cette nostalgie qui réclame partout les monstres oubliés? Et ce siècle tout neuf, comment le peupler autrement que de tous nos regrets? ». Dernièrement, me procurant L’hêtre et le bouleau, je devais savoir en lisant le sous-titre  – essai sur la tristesse européenne – comme ce livre encore devait rejoindre les sentiments diffus qu’avaient insinué les dernières convulsions du monde, le poids de la mémoire, de la culpabilité, des impasses, du tragique. D’où devait s’enraciner cette tristesse que l’on porte encore et qui nous retient, nous rendant incapables d’inventer un futur où se projeter, un futur qui ne soit pas vicié par la faute. Il m’a aidé à formuler quelques intuitions à peine conscientes, à déployer une vision large de la situation quand je n’en étais qu’à remuer des sensations.Je l’ai d’ailleurs évoqué ici. Peut-être trace-t-il à travers ces livres ce que je cherche depuis long à travers la peinture, ce livre que je n’ai pas écrit par lequel je projetais d’explorer l’avant, la genèse ou la généalogie du présent, de ce qui m’a été donné comme le décor ordinaire de mon passage.

 

Lu Nous ne jouons pas sur les tombes d’Emily Dickinson, éditions Unes, 21€.

D’Emily Dickinson je n’avais lu que des poèmes épars, sous les conseils de Philippe Blanchon. Me touche particulièrement chez Dickinson cette façon que je trouve aussi chez Williams, d’être tout près de l’instant, de l’ordinaire, des moments de vie tout en donnant à ce très fragile ou fugace, ces prises de notes, une dimension presque métaphysique, du moins une ampleur, un souffle porté par une langue synthétique et libre. Pas d’effet spectaculaire, une attention aux détails, quelque chose de très intime, presque de l’ordre de la confession ou correspondance et incroyablement moderne, l’utilisation de l’ellipse, des tirets, de la syncope, une certaine brutalité ou radicalité dans la façon de dire en peu de mots, avec beaucoup de vide autour comme une caisse de résonance. (Nous sommes en 1863.)

 

Nous partirons sans adieu

Nous épargnant

Le certificat d’Absence –

Estimant là

 

Où je l’ai laissé je La retrouverais

Si j’essayais –

Ainsi, j’évite que me manquent

Ceux qui sont morts.

 

 

Il y a une douleur – si totale –

Elle aspire la substance –

Et recouvre l’abîme d’une Transe –

Afin que la Mémoire y pose le pied

Autour – à travers – par dessus –

Comme Celui dans une Extase –

Avance sans danger – là où un oeil ouvert –

Le ferait tomber – Os après Os –

 

Une poésie poignante servie par une très belle édition typographique et une traduction de François Heusbourg.

 

Lu Ce doigt qui manque à ma vue de’Armand Dupuy, éditons Aencrage&Co 18€.

Armand Dupuy poursuit son exploration dans la suite de Mieux taire, Par mottes froides ou Sans franchir. Une tentative obstinée de traverser le regard, le langage pour atteindre quelque chose qui se dérobe toujours. J’y ai consacré une note ici.

Un beau livre servi par les sérigraphies de Philippe Agostini.

 

Lu Des terrains vagues variations de Yann Miralles, 15€.
Terrains vagues comme zones, délaissés, en deux générations sont devenus comme des mythes, des réalités d’un temps d’avant dont ne subsistent pour nous que leur avatar, friches industrielles, espaces en reconversion. On en a l’image chez Sempé, une carcasse qui sert de terrain de jeu derrière des palissades et puis au cinéma chez Tati ou Truffaud, décors d’après-guerre, d’une reconstruction qui dure avec ces villes nouvelles et nouveautés que sont les barres et les tours fichées dans un paysage raz. Bientôt l’ennui qui s’y use les semelles et toutes les aventures exténuées qu’on peut projeter parmi les ferrailles, les tessons. C’est chez Kamen Kalev, Pasolini, Alain Resnais que Yann Miralles documente ce qui, à l’instar de la Zone chez Tarkovski, devait se dresser comme une figure, une présence intermittente puis obsédante, un personnage à part entière métaphorique de nos errances mélancoliques.

les yeux vont
dans la vastitude du terrain
mais butent
sur une barre d’immeuble au loin – barre
d’immeuble en bulgarie
en borure de ville
comme partout :
périphérie
du coup penser à des tableaux dans quoi
la nature noie
ou embellit
les barres d’immeuble
de jérémy
liron :
l’horizontale de béton qui est un trait dans un
terrain vague
comme se rendre de saint-denis à pierrefitte-sur-seine
ou l’inverse, rouler plus ou moins vite, mais vite
accentue l’impression, passer
sur une route cahotante, l’ancienne route qui relie
les deux villes
et lire là (rue d’amiens)
une histoire nôtre : un mur
de briques rouges la borde, par endroits écroulé ou
caché, et qui rappelle –
de chaque côté de la voie aussi deux citernes
sont bien là (il aura fallu
qu’une atteste de leur existence
pour que vraiment
je les voie)

 

Lu Signes extérieurs de Pierre Bergounioux, éditions Fata Morgana.

 

Lu Du côté des hommes de Fabienne Swiatly, éditions La fosse aux ours, 16€.
Du côté des hommes se structure comme Boire ou Papier couché, (deux titres qui convoquent immédiatement pour moi les deux premiers albums de Miossec, boire et baiser) par fragments courts se succédant comme autant de réminiscences ou de jalons. Un travail de mémoire porté par une bande son éclectique, chaque partie étant introduite par un titre et un interprète ou un groupe, de manière à ce que l’ensemble donne des sensations de cinéma. Chaque scène ou chapitre ne composant pas une histoire linéaire, mais éclairant des situations, des moments à la manière de flashs dans l’obscurité discontinue de la mémoire. Dans une langue sobre, factuelle, avec un regard franc, la narratrice documente, pose les éléments lacunaires qui constituent son expérience de l’autre sexe, frères, garçons vus de loin, frôlés, fréquentés, amants, rencontres d’un jour. Une histoire de proximité et de distance où l’intime renvoi au commun, les situations personnelles à une situation immuable.

Lu La fille aux loups d’Eric Pessan, éditions du Chemin de fer, 14€.
C’est un bel exercice toujours que proposent les éditions du chemin de fer en associant des auteurs et des plasticiens. Il en résulte des livres à lire et à regarder. Ici le récit suggestif plus que descriptif d’Eric Pessan dialogue avec les images lacunaires de Frédéric Khodja. Les non dits, les indices, la mémoire sont autant de mots-clefs que les collages et dessins convoquent.

 

Lu Au fondement des sociétés humaines de Maurice Godelier, éditions Flammarion, 10€.

 

Lu Allegra de Philippe Rahmy, éditions de la Table ronde 15,6€.
Difficile de parler de ce roman sans rompre l’intrigue. Dire simplement que Philippe Rahmy, après Béton armé confirme son talent de romancier, c’est à dire cette capacité à donner corps à des situations, des êtres, tenir la lecture d’un bout à l’autre sans faiblir. Ici la grande histoire, celle qui concerne des populations entières – hier la crainte que la guerre froide qui opposait bloc soviétique et Etats-Unis précipite le monde vers un anéantissement nucléaire, aujourd’hui la menace terroriste islamiste, doublée par la sensation d’un monde qui s’effrite ou s’épuise – rejoint l’échelle personnelle ou intime pour déployer un récit qui tout à la fois entre en résonance avec les inquiétudes du monde, les tensions qui le traversent, là où précarité économique voisine avec la fortune, et bouleverse lorsqu’il touche aux angoisses de la chair, au cataclysme d’une perte, aux équilibres intimes. Ainsi, ce qui aurait pu être une fresque historique atteint une charge physique. Le cercle ou la boucle qui s’esquissait se retourne sur soi. Ce monde plein d’élans, d’impasses, de pentes, de recoins sombres et de possibles, on le reconnaît pour le sien et les figures qui le traversent, comme des miroirs. Un roman d’une épaisseur et d’une efficacité singulières.

 

Lu L’attentat de la poterne de Vanessa Michel, éditions ôtrement, 20€.
Je connaissais davantage Vanessa Michel pour son travail poétique et ses expérimentations plastiques autour des matières. Ici c’est d’un travail historique qu’il s’agit : un de ces évènements qui, au milieu du tumulte, passe aujourd’hui inaperçu ; un drame ordinaire comme le contexte de guerre en a généré tant. Vanessa Michel cherche ici par un gros travail de documentation et d’archive, par le recoupement des témoignages et des traces, à redonner ses contours à ce drame qui causa la vie directement et indirectement à un grand nombre de clermontois pendant l’occupation. Restituer les identités, redonner sa réalité à ce qui ne devait plus rester après le temps que comme une évocation, un souvenir refoulé, un épisode qui ne fait même plus localement l’objet d’un travail de mémoire. Une patrouille allemande passe, des résistants des toits lancent trois grenades. Les représailles seront sanglantes, fauchant large, l’immeuble est incendié avec ses habitants, suivent des rafles, des déportations. Un travail de dissuasion. Si près pourtant, qu’en reste-t-il aujourd’hui sinon une plaque sur un mur à laquelle plus personne ne lit ?

Lu Ce qui nous sépare d’Anne Collongues, éditions Actes Sud 18,5€.
Comme dans le film de Gondry, the we an the i, dans lequel nous suivions un groupe d’adolescents le long du trajet de bus après les cours, le groupe festif initial laissant émerger au fur et à mesure des arrêts des êtres à fleur de peau et des histoires moins légères, il s’agit ici d’un huis clos mouvant. Une situations étroite et simple, un trajet dans un wagon de RER dans la banlieue parisienne, la mise en présence de corps dans cet espace public où s’insèrent quelques bulles privées, un temps étiré. Personne ne se parlera ou presque, chacun absorbé par ce qu’il se joue de sa vie en ce moment précis. Et ce sont des vies ordinaires, inextricables qui filtrent dans les regards et les pensées de chacun, tous rassemblés le temps de quelques arrêts, un soir morne d’hiver, tous infiniment distants, mais tous formant une image saisissante de notre humanité. Difficile d’en dire bien plus sans trahir le récit, mais Anne Collongues livre là un roman sensible, des observations aiguës et témoigne d’un talent certain à cerner des situations où l’anonyme et l’ordinaire de la ville, comme dans les photographies de Dolores Marat ou les peintures d’Edward Hopper, théâtralise nos vies humaines.

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