les questions

Ce doute souvent revient : se demander quel est le sens pratique, l’effectivité de ce que l’on fait, quelle réalité cela revêt. Chaque chose dialogue de fait avec son contexte. Braque allait poser ses toiles au milieu de la prairie pour voir si elles « tenaient » face à la réalité ou à son contact. Chaque artiste soumet d’abord à ses connaissances, à son expérience, son propos, à sa sensibilité ce à quoi il œuvre. C’est cela être auteur de quelque chose sans doute : se l’autoriser. Puis il s’en va proposer ces productions au regard, à l’appréciation, au jugement en les rendant publiques. Hegel l’avait mis en évidence : quand j’essaie de prendre certitude de moi même, il me faut demander la reconnaissance de cette existence à l’autre. Lacan rappelle par l’expérience du miroir comme le Je s’établit par la reconnaissance de l’Autre ; il est déterminé socialement. Ce que l’on fait aussi : les choses naissent puis s’établissent de la confrontation.
Mais cela induit autre chose encore. La réalité ne se résume par à quelques portions de nature, à une histoire de l’art dans laquelle on s’insère et prend position.
On peut se demander ce qu’il en est de nos poèmes, de nos tableaux en regard du tumulte du monde. Si ils tiennent, ce qu’ils disent au milieu de conflits. Le doute d’Adorno sur la possibilité aujourd’hui encore d’écrire un poème. Possible encore après la Shoah entendait-il, mais combien d’atrocités quotidiennement nous enlèvent les mots, nous désespèrent de l’humain ? Duras : ce monde est pourri, qu’il aille à sa perte. Sans doute, plusieurs positions se justifient. Est-ce un fond de morale qui demande ? Est-il plus facile, moins nécessaire, moins légitime d’écrire, de peindre le calme ? Au milieu ou depuis le calme. Certains reprochèrent à Proust. N’y a-t-il d’engagement que dans un certain milieu, au contact de certaines choses ? Qu’est-ce que ça veut dire un poème, un tableau à la table de travail ? Et en regard de ce qu’un prisonnier politique incisera sur un mur en toute extrémité ? Ecrire et peindre quand ceci n’est d’aucune évidence, par effraction ? Dans l’ordinaire ? Les vies que l’on mène ici nous confrontent-elles à autre chose que les névroses induites par nos sociétés bourgeoises ? C’est ce que sous-entendait un critique d’art dernièrement lequel disait n’attendre de nouveauté, d’expression radicale, nécessaire, vrai que de ces pays hors de la vieille Europe dont on voyait les populations s’agiter, engager des révolutions. A eux la parole, l’expression sont une conquête, pour nous une vieille évidence. Pourtant dans ce doute on poursuit. Avec ce sentiment parfois qu’ici aussi, sous une autre forme les mots nous sont confisqués. Le sens, le vrai, sournoisement étouffés. Une espèce de langue médiatique qui nappe la pensée dans ses manifestations collectives. Et dans les usages, langue utilitaire, images convenues, clichés. Tenter de dire juste un moment ordinaire, choses vues à la fenêtre. Peindre juste sous quelle forme problématique on peut faire expérience du monde. Le sens que ça a ? Ce que ça vaut en regard du désespoir et de l’urgence, du péril lorsque la vie est en jeu ? Ce que ça vaut en regard d’un qui reste debout des heures durant sur une place à défier silencieusement le pouvoir oppressif ? Peut-on mieux ? Est-ce alors travail de mémoire de ce qui d’être impliqué dans l’action se consume sans trace, sans atteindre l’état objectif ou objectile d’une pensée fixée à la conscience, formée et transmissible ? Derrière ou à côté de la main ces questions plus quelques autres.

2 Commentaires

  1. Christian Degoutte

    Bonjour, pourquoi cette question (cf. Adorno) n’est-elle jamais (enfin, je ne l’ai lue nulle part) posée à propos de la musique ? Cela semble même être le contraire : plus le « réel » (prenons ce mot sans y réfléchir) est atroce, plus la musique semble être justifiée (voir les souvenirs et expériences de Germaine Tillion, par ex.). La musique est-elle hors du réel ? Pardonnez cette remarque saugrenue. Ah, aussi : je trouve cette phrase « être auteur de quelque chose sans doute : se l’autoriser » essentielle. En tout cas, merci pour ce texte : ça remue l’eau du bocal. Cordialement.

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    • jérémy liron

      Oui, il serait intéressant de fouiller le cas de la musique ou du rapport à la musique…

      Réponse

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