Lettre à Armand

Cette façon d’enchâsser les choses en insérant des fenêtres dans les tableaux, ou des façades, ou toute autre élément susceptible de faire écran, je l’ai jouée, rejouée, déjouée de plusieurs manières à de nombreuses reprises. Et pas seulement en représentant une fresque sur une façade d’immeuble comme dans les paysages 123 ou 67 (ce qui fait que l’œil oscille entre le tableau et le tableau dans le tableau comme un autofocus hésitant). Par exemple, dans le Paysage 33, en introduisant dans l’image d’un paysage mettant en rapport en plan serré un volume architectural orthogonal rouge (la villa Malaparte) et des masses végétales que trouent des touches bleues de ciel ou de mer, ces bandes alternées frontales. Transfigurées en une série de bandes rayées horizontales, les marches d’escalier font advenir autre chose dans l’image, qui relève de l’abstraction si l’on veut, de ce que Juan Gris appelle une  » architecture picturale  » ( » un arrangement des éléments de la réalité provoqué par la composition « ), du rythme, qui perturbent l’appréhension. Et en cela l’image-représentation paisible s’inquiète de cette autre image-construction qui cohabite avec elle. Mais il faut comprendre que cette mathématique n’est pas l’horizon de l’image-perception à la manière platonicienne ; le tableau et à la fois rétinien et intellectuel si on veut ou alternativement l’un et l’autre sans hiérarchie, métissé (ça éloigne des dogmatismes des avant-gardes contre les réactionnaires).
Dans le Paysage 63 qui représente une vue depuis une chambre de la villa Noailles, le garde-corps horizontal qui vient rayer l’image jusqu’à mi-hauteur joue également de la mise en tension des surfaces comme peuvent le faire les artistes de l’art concret (on peut penser au travail de Peter Halley par exemple, à certains tableaux de Günter Förg ou de Brice Marden). Dans le dernier tableau en cours (Paysage 162 a piori), l’espace de la toile est inégalement séparé en deux parties empilées : les 4/5 supérieurs sont occupés par une végétation dense nuancée de verts et d’où émergent par une percée deux pins élancés. Ce pourrait être un tableau en soi, presque carré. La partie basse, comme un soubassement représente un muret (une large bande blanche horizontale) qui délimite un parking. Cette zone basse peut s’apparenter à une marge comme celle des Polaroïd qui permettait de se saisir du cliché et de l’agiter pour le révéler. L’œil alors considère le bloc dense de la pinède, les pouces posés sur cette bande laissée hors du champ visuel. Mais aussitôt il est troublé par cette zone vide mais pas tout à fait neutre qui oblige à une sorte de zoom arrière pour considérer l’ensemble et l’image devient autre, brutalisée par cette découpe géométrique. D’autant que discrètement se jouent là aussi quelques jeux que je dirais chorégraphiques (comme un couple de danseurs) entre les éléments (les angulations du muret et du trottoir se répondent) et des jeux de correspondances comme l’axe d’un changement de couleur sur le muret avec la ligne verticale d’un tronc.
Régulièrement, des éléments, comme la bande verticale grise du Paysage 5, ou sombre du Paysage 50 peuvent se décoller de la représentation par retour à plat, verticalisation,  » erreurs  » perspectives ou en jouant avec les lignes de composition (Paysage 89). Parfois par exemple, placer une arête verticale juste au centre du tableau ou faire correspondre encore plusieurs arêtes situées sur des plans différents (comme le muret blanc et l’angle de la  » casquette  » du Paysage 124), parfois au contraire déplacer une de ces lignes fortes un peu à côté, légèrement décentrée pour créer un déséquilibre, une gêne (je ne t’indique pas de tableaux en particulier, presque tous sont travaillés par ce genre d’  » effet « ). Parfois ces jeux de composition sont prémédités, ils guident la mise en place, le tracé sommaire par lequel s’esquisse le tableau, parfois je les découvre en travaillant et décide alors de les accuser plus ou moins, de les compliquer ou les simplifier, les enchâsser, de les faire plus ou moins sortir de l’espace de la représentation.
Tout cela me semble à voir avec ce que François Jullien appelle la  » dé-coïncidence « , une manière de jouer avec et donc aussi déjouer l’illusion de la représentation dans son adéquation avec ce qu’elle représente, ce que Barthes désigne en photographie sous le terme  » d’adhérence  » du référent. Ce jeu qui apparait alors s’accorde à la définition mécanique qui désigne la possibilité d’un mouvement. Et à côté de la pulsion scopique générée par les effets de perspective et hors-champ s’instaure une dynamique d’emboîtements, une vie discrète des formes à l’intérieur de l’unité ou de la continuité apparente des  » couleurs assemblées  » pour reprendre les mots de Sérusier. L’assemblage révèle ses parties et la multiplicité des combinaisons qui, comme un jeu de chaises musicales, après un moment de danse ou gesticulations se fixe temporairement en un agencement, en un tableau.

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