Marion Harduin, l’être-sonde

« On peut dire dans l’ensemble que le chemin familier agit comme l’écoulement d’un médium fluide à l’intérieur d’une pâte visqueuse »
Jakob von Uexhüll

C’est en Chine, en 132, semble-t-il, que l’on voit apparaitre le premier sismoscope, baptisé Houfeng Didong Yi « instrument pour enquêter sur les secousses de la terre », ancêtre de nos modernes sismographes. S’apparentant à une « girouette des mouvements de la terre » selon la traduction moderne, le dispositif a pour but de matérialiser, de rendre visible, des mouvements qui sollicitent d’abord le corps par les sensations, échappant à la vigie de la vue.
La sismographie pourrait dès lors ressembler à un langage, une écriture traduisant sous une forme graphique lisible un phénomène appartenant originairement à l’ordre des mouvements, des vibrations, des ondes. Sauf que ce langage ne serait pas fait de signes arbitraires qui relèveraient du codage, mais enregistrerait les mouvements comme une empreinte dans un sol meuble enregistre en négatif la nature de ce qui s’y est empreinté. Véritable « dessin photogénique » comme tracé par « le crayon de la nature », pour reprendre les considérations de William Henry Fox Talbot sur la photographie naissante, elle serait la trace d’un « ça a eu lieu » semblable à celles que piste le chasseur. Un témoignage direct et objectif, un révélateur.
Nous pourrions faire une histoire des technologies des plus rudimentaires au plus sophistiquées par lesquelles l’homme a cherché à amener dans le domaine du visible, à visualiser ou soumettre au régime des images ce qui d’ordinaire lui échappait : température, rayonnement, ondes sonores ou électromagnétiques. De la cartographie révélant l’étendue d’un territoire, les chemins qui le traversent et le structurent telle qu’on en possède un témoignage gravé au paléolithique sur les roches de Val Camonica jusqu’à la chronophotographie de Marey et Muybridge décomposant dans les années 1880 le galop d’un cheval ou le vol d’un oiseau qui ne se livraient jusque-là que confusément à l’œil. A la radiographie et l’échographie qui permettent de traverser la barrière opaque de la peau et des tissus mous pour donner à voir la structure osseuse que cache le corps. Aux électro cardiogrammes ou encéphalogrammes, à l’imagerie cérébrale par ultrasons ou autre thermographie infrarouge qui accompagnèrent tout au long du XXe siècle les avancées de la science et de la médecine.
Mais la technique a toujours été déficiente à sonder et rendre visible ce qui relevait d’un invisible plus métaphysique, soucieuse dans ses aspirations scientifiques de ne s’accorder qu’aux faits vérifiables. Les esprits ou divinités, le sacré, la vie spirituelle au sens large, étaient l’affaire d’individus à la sensibilité particulière, d’initiés, du prêtre ou du chaman quelques fois, ce personnage à la fois central et marginal de certaines sociétés que l’on envisage parfois comme une figure ancestrale de l’artiste moderne, des religions, des rêveurs en tout genre. Les mythes, les rituels, danses, chants, musiques, figures sculptées, gravées et peintes en étaient témoignages et points d’accès, forçant l’opacité ou le silence en lui donnant ses contours.
L’art du début du XXe siècle, soucieux peut-être de se déclore, de dépasser une calcification naissante, puisa à ces images nouvelles au sens poétique comme matériel qui ouvraient littéralement à un monde inouï et fascinant. Il rénova, par l’apport de l’imagerie scientifique, de la psychanalyse comme de l’ethnographie ses rapports à l’invisible spirituel à travers des mouvements comme le symbolisme et le surréalisme. Si le premier avec des artistes comme Moreau ou Redon puisa dans un imaginaire plutôt mythologique un peu suranné, le second chercha dans les plis de la ville moderne, dans les arts populaires et premiers, dans la machine quelque chose d’un « fantastique social », pour reprendre la formule de Pierre Mac Orlan, « produit de la grande aventure industrielle », susceptible de rendre justice à certains vertiges ou mystères de l’existence. Il déploya des propositions aussi variées que celles de Roberto Matta, Man Ray ou Marcel Duchamp. Kupka singulièrement traversa les deux courants délaissant les illustrations aux figures ailées et mystiques de ses débuts pour explorer dès 1911 l’onde et le point, le rayonnement, tels que découverts dans des revues scientifiques.

Le spiritisme, dont la pratique se développe entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle inspirera d’ailleurs de nombreux artistes dits « médiumniques » se considérant instruments ou intermédiaires de forces ou d’esprits s’exprimant par eux. Ce que retiendront les artistes surréalistes à travers le recours à l’automatisme comme une manière de contourner la volonté consciente ou de se déprendre de soi et d’atteindre ainsi à une manifestation généralement graphique de forces ou mouvements par nature invisibles. C’est à leur propre corps soumis à certaines dispositions qu’ils entendaient confier d’enquêter sur les esprits, sur une opaque intelligence divine ou sur l’inconscient comme le sismoscope de bronze de Zhang Heng était voué à rendre compte des secousses de l’écorce terrestre.
Le travail de Marion Harduin, semble-t-il, s’inscrit dans l’archipel de ces tentatives de matérialisation par l’image de phénomènes obscurs et souvent composites qui relèvent tout à la fois de la physique et de ce qui justement, sous des dénominations diverses et un peu vagues, lui échappe. Ce que sa main transcrit sur la toile ou le papier, supports de réception, ne tient pas tant de la représentation que de l’inscription. Il fait l’effet à en suivre les modulations, les variations, que quelque chose s’y manifeste dont Marion Harduin s’est fait l’interprète. Quelque chose qui ne relevait pas initialement du registre du visible et du visuel mais que son corps, ses sens, dans une acception qui excède les cinq traditionnellement montés en schéma, ont perçu et auquel elle réagit, comme on le dit d’un papier photosensible exposé à la lumière ou d’une aiguille au cadran d’un baromètre.
L’artiste, comme les machines de captation, comme les spirites ou les psychanalystes écoute, se prête au jeu dans son sens premier et mécanique justement, c’est-à-dire au mouvement qui permet l’articulation. Elle s’apparente alors à une sonde ou un être-sonde semblable à la chauve-souris « rayant la porcelaine du soir », comme l’écrit joliment Rilke. La trajectoire brisée de l’animal matérialise la cartographie tridimensionnelle qu’il dresse dans les opacités de la nuit, tâtant de ses cris les volumes et les aspérités, les obstacles et les passagers qui constituent autant d’émergences dans le trou de la nuit. Les dessins de l’artiste se déploient pareillement en brusques changements de directions, rééquilibrages, échappées, tâtant leur espace. On y trouve une inquiétude semblable à celle qui anime l’habitant du terrier de Kafka parcourant ses galeries. Inquiétude dont Mac Orlan à nouveau dit qu’elle « n’est pas tant une disposition de l’humeur de quelques hommes qu’une parure, presque toujours indéfinissable, de l’atmosphère et des éléments pittoresques qui agissent sur nous comme sur un baromètre. » Cet effet retour n’est pas sans faire écho au phénomène de parasitage que les scientifiques nomment artefact, constatant comme les conditions d’une observation influent sur la chose observée. Car chaque geste laissant sa trace informe la surface, inscrivant un dessin auquel les mouvements suivants réagissent, sur lesquels le tracé qui se poursuit vient buter ou auquel par une forme d’attraction il développe son réseau.
Figures vernaculaires, toiles et dessins se déploient en excroissances adventices, générations spontanées, linéaments, nouages, qui sont comme autant de souvenirs lacunaires, d’explorations partielles de l’espace sensible. Les rivières creusant leur lit, épousant les reliefs comme les arbres dans leur réseau racinaire produisent parfois de semblables dessins, sondant la matière, déployant leur « umwelt », au sens de Von Uexküll, spatialisant leur spécialité, ouvrant « un champ d’espace-temps » comme l’écrit Merleau-Ponty, autrement dit une grammaire, ou comme l’écrit encore Jean-Christophe Bailly : « une possibilité non finie de phrasés ».

Illustration : Marion Harduin, Less, lithographie, 2008.

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