Martial

« si bien que si les bêtes composent un univers à part, n’occupant la ville que sporadiquement et sous le couvre-feu tacite du négatif, fantomatiques, bougonnes, dédaigneuses non moins et codifiant les règles d’une aristocratie vagabonde, elles obsèdent la quiétude des nantis, trahissent les angoisses refoulées pour, délinquantes post-modernes, faire de nos vies de chien l’emblème d’un refus larvé de la normalisation en cours.  »
Lionel Bourg

Parce qu’il y en a toujours, et parfois on les dédaigne seulement, parfois s’étonne de cet aveuglement, parfois s’encolère, dont le calcul propre des règles de vie auquel s’adosse leur politique ne voit, ne peut voir dans un dessin à la craie sur un trottoir—aussi bien une fleur perçant d’une fissure de béton— qu’une expression surnuméraire, parasite. Ce sont, on pourrait bien aussi les plaindre, des animaux « pauvres en mondes ». Certains le sont de naissance ou de condition, d’autres s’en sont fait une conviction absurde jusqu’à vouloir l’affirmer pour tous comme une évidence et, c’est même un comble, une sorte de sagesse pragmatique. Ils envisagent d’ailleurs tout ce qu’ils pensent comme une sorte d’évidence de bon sens, de loi naturelle. Sans doute aiment-ils les belles allées bien droites et très propres où chaque façade est une réplique de la précédente dont ils se sentiraient d’un seul coup d’œil à la fois l’origine et le terme de la perspective, paradant à l’occasion d’une nationale commémoration, d’inspection de troupes. Sortes de matons bouffis d’orgueil longeant les grillages, les barrières en s’amusant de leur matraque à rétracter les doigts de ceux qui vont jusqu’à passer leurs mains dans les barreaux ou s’y agripper, comme les enfants font parfois des yeux antennes des escargots. Pour eux une trace est une saleté. L’Autre, une complication. Le cirque, une activité « fantaisiste ». Eux, très sérieux, satisfaits, dents longues, au-dessus de tout ça. Ils vont jusqu’à retourner au bulldozer des fermes cachées dans les bois, à pousser à l’eau ceux qui font du bruit le soir, mettre le feu aux abris de fortune et déposer à grand frais des tonnes de rochers pour que personne ne puisse tenter de revenir s’y installer. Ils encagent les bancs pour ne pas qu’on s’y allonge, les enlèvent au besoin pour que personne ne vienne s’asseoir, s’attrouper. Ils éclairent la nuit. Préfèrent les angles droits et les pelouses interdites aux chemins de désir qui se font en travers des plans. Ils font pour tous ceux « qui ne sont rien », par incapacité, par fainéantise, assistanat qu’ils n’aient plus de lieu où se poser, que la ville et que la vie soit pour eux semblable à ces cellules de torture qu’on appelait l’inconfort : trop basse de plafond pour y tenir debout, trop étroites pour s’y allonger. Par ce qu’ils le répètent : « il n’y a pas d’alternative ». Ils vont « vous faire comprendre » ce que, puisque vous être à peu près aussi éveillés qu’un jeune enfant, qu’il faut penser comme eux, vous soumettre à votre condition, celle d’être la main d’œuvre de votre propre aliénation.
Ce qu’ils pensent de ces fanfares de rue qui le dimanche se postent devant la mairie et tintamarrent en tenues bariolées devant lesquelles les tout jeunes enfants se retournent fascinés, tapent du pied sur le sol de leur petit corps mal équilibré à côté de parents qui dodelinent ou dansent ? Ce qu’ils pensent de ceux-là qui le temps d’un feu rouge posent quelques jongleries et figures d’équilibristes ? Ceux qui ponctuent la ville de roses peintes d’un coup de bombe mélancolique accompagnés de messages d’amour ? D’oiseaux comiques ? Ceux qui détournent les panneaux de sens interdit d’un collage minimaliste ? Ceux qui ont peint les marches d’escalier de la grande montée sombre de toutes les couleurs ? Ceux qui collent au-dessus des plaques des rues des silhouettes pixellisées en mosaïque ? Qui touent l’asphalte le long des trottoirs pour y déposer des graines, y faire pousser des adventices (Ils les appellent sans doute encore « mauvaises herbes ») ? Ceux qui transforment les postes électriques en briques à boire en les affublant d’un dessin et d’une fausse paille en tuyau rayé ? Ceux qui jettent sur les murs, sous les ponts des tribus d’indiens aux faux airs d’Iggy Pop, des chiens errants, des oiseaux « trop de chefs, pas assez d’indiens » ? Et lui qui trainait sur le trottoir entre une banque et un fastfood, peignant des marelles dans la rue, bariolant les mats de réverbères une canette à la main, en kilt, torse nu, le visage tatoué, le tempes rasées ? Lui qui savait interpeler les enfants, leur raconter des histoires d’indiens, d’irlandais, de bretons, d’iroquois, qui demandait jamais un rond, mais une fois ou deux après qu’on lui ait proposé, un café, des olives puisqu’on allait sur le marché, un croque-monsieur, des prétextes pour qu’on s’arrête un peu, qu’on prenne le temps d’une discussion. De loin parfois un salut de la main. Parfois pas. Mais on savait qu’il était là, un peu éméché parfois méditant on ne sait quoi, proposant en un petit autel improvisé des œuvres de fortune, compression de canettes à la César, des craies à disposition pour que les enfants inventent sur le sol des mondes et des figures. Peut-être il ne se le disait pas à lui-même et s’échappait de ça aussi, mais il était là pour nous, nous sauver de nos courses toujours pressées, de nos inquiétudes et préoccupations, sauver nos enfants des a priori des apparences. Leur montrer un envers ou une porte dérobée. C’était un métier de chaque instant, un service public. Eux ils auraient dit avec leurs salaires indécents, leur petite politique d’égo et de magouilles, leurs grandes ambitions que c’était là un assisté, un sale, un mauvais exemple. On dit qu’on ne peut pas forcer à boire quelqu’un qui n’a pas soif. Les tout secs.

« Car les projets d’assainissement (assainissement!) pullulent. Les jeunes thuriféraires du libéralisme, démocrates comme pas deux, qui caressent leurs plans de cités uniformément conviviales, où chiens et indigents seraient dissimulés, relégués derrière des palissades robustes et, pourquoi pas? festives, décorées, peintes par les meilleurs ou les plus zélés des artiste locaux, ne sont pas à une rénovation près, les fantasmes d’agglomération marchandes (rien des métropoles hanséatiques d’autrefois, que l’on se rassure! : des vitrines, de grands hôtels, des magasins calibrés selon les normes en usage en Europe occidentale, des centres de gavages rapides, alimentaires et culturels, de la propreté, du récurage, la libre circulation des Tziganes remplacée par le flux tendu de la camelote mondiale)… » Lionel Bourg

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