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prologue

Le musée fabrique ses objets. Ce que l’on y admire, ou ce que l’on y vise – avec toutes les projections que le terme suggère – n’existe pas en dehors de ses vitrines, ne s’est probablement jamais au paravent laissé appréhender ou regarder comme il s’y laisse regarder.
Le reliquaire qui se dresse dans l’éclairage ponctuel d’un cube de verre, sur un socle, au détour des salles d’un musée, n’est qu’une reconfiguration de ce qu’il était dans son usage initial, l’horizon d’un scénario de visibilité tapis dans l’illusion de son évidence ou de sa neutralité. L’art comme aujourd’hui nous l’entendons, concept à travers lequel on se le donne à appréhender était très probablement étranger à ses origines et à ses premiers usages avant que la raison occidentale en fasse une témoin exotique, un document, anesthésié dans une classification, un témoignage populaire de pratiques socio-religieuses éloignées ; que des artistes, enfin, y voient une issue pour eux-mêmes, l’appel d’une sauvagerie primordiale perdue susceptible de reconfigurer le paradigme auquel ils étaient pris.
Dans son dénuement, son isolement, la solitude distante qui le sublime, une part de ce qui faisait sa réalité initiale avec son usage s’est évanoui. Et c’est un peu cette inutilité soudaine, inappropriée qui, le laissant en suspend, littéralement hors d’usage, lui confère cette étrangeté secrète dont on ressent qu’il s’enveloppe, cette allure d’attente indéterminée que l’on prend pour un appel à notre propre regard.
Ici se font véritablement ces non-lieux débusqués par l’anthropologue Marc Augé : le musée soustrait les objets à l’espace et au temps pour les congeler dans sa capsule, dans ces capsules que sont les socles et les vitrines : des lieux où l’on ne vit pas, où l’on ne meurt pas, mais où les traces se suspendent pour l’usage du regard. Mais dans cette visibilité singulière, cette pose qu’on lui fait prendre, c’est autre qu’en ce qui le fondait qu’il nous est donné à appréhender, à voir, à percevoir et à penser. Sorti de son existence plurielle, relative, mobile qui faisait dénombrer à Proust les apparences, les venues, les apparitions de Gilberte, toujours semblable et toujours autre ou envisager à l’hypermnésique Funes de Borges comme autant de réalités distinctes « le chien de 3h14 (vu de profil) et le chien de 3h un quart (vu de face) », c’est ici seulement peut-être que le reliquaire devient un objet – objectum : cette chose placée devant. Devant le regard, c’est à dire retirée des mains pour se laisser observer et peut-être devant elle-même, comme l’on dit de quelqu’un qu’il se retrouve face à lui-même en toute extrémité. C’est-à-dire objectivée, soumise à son double isolé théoriquement, relevant de l’eidos, du vrai, qui la trouble de son regard. Dans la vitrine du musée chaque reliquaire regarde l’objet qu’il prétend être, chaque objet le reliquaire qu’il prétend être. L’absolu regarde le relatif. Le continu regarde le discontinu. Deux images : celle issue du rite, celle issue de la muséification. On pourrait dire aussi qu’ici, dans le trouble de la délocalisation localisée, du mouvement immobilisé se regardent deux civilisations, deux façons de penser le monde, deux récits possibles.

L’étude, la recontextualisation et les projections imaginaires qu’elles génèrent aident l’historien à approcher de son origine ou de comment il devrait nous apparaître s’il était demeuré conforme aux usages qui en avaient façonné la nécessité, dans le réseau de relations dans lequel il s’inscrivait. Elles racontent les gestes, l’office, le mélange de graisse et de sang qui, nourrissant le bois, en faisait la patine, en éveillait la fonction. Elles racontent la terre, les mains qui passent dessus et les paroles ou les chants, les rythmes qui participaient de son existence symbolique. Mais quelque chose de cette réalité nous demeurera toujours inaccessible. Comme l’écrit Thomas Nagel dans son fameux livre : nous ne saurons jamais « qu’est-ce que c’est d’être une chauve-souris ». Nous nous le figurerons, le comprendrons de manière théorique, mais leur monde, l’expérience physique et psychique de laquelle il émane nous étant étrangère, nous restera interdit.
L’objet est là dans un silence troublant, comme amputé de tout ce qu’il faisait tourner autour de lui et de quoi en retour il recevait sa place. Amputé de tout ce qui littéralement le faisait ex-ister, sortir de soi. Ici son lieu est fait du silence et de l’immobilité du vide, d’un repli, d’un retrait.
C’est de tout cela que se charge l’objet de musée que nous ne regardons jamais qu’à la lumière d’une situation à laquelle nous participons, que nous avons formé et qui l’inscrit dans un récit qui, s’il n’est jamais vraiment énoncé comme tel n’en est pas moins actif. Hors du musée même, dans les livres et la mémoire il est désormais soumis à la distance du regard, à son travail de projection, de traduction, à ses détournements, au devenir image auquel il est soumis.

On ne fera jamais qu’interroger un objet à travers le regard qui le vise.
Ainsi tout ce que je pourrais écrire sur les portraits du Fayoum ne sera jamais que faire récit du regard que je pose sur eux, c’est à dire faire récit d’un récit.

photo : P. Faigenbaum

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