Notes sur les photographies de Miroslav Tichy #2

« Tu es belle comme on tue »
Georges Bataille

Ce ne pourraient être que les images d’un voyeur violant l’intimité innocente des femmes en les photographiant à leur insu et pour son usage privé. Les pièces à conviction d’un vieux libidineux, d’un prédateur lorgnant les nudités lactées, les souples mouvements de corps, l’espace dans lequel il se retire ou apparait, s’y troublant l’esprit. Une forme de déviance ou de bizarrerie qui nous mettrait mal à l’aise dans notre soumission à la morale. On s’est tellement habitué à ce regard de l’assassin dans la fente duquel la victime apparait comme une jeune femme dénudée et innocente à travers le voile d’un tissu ou de branchages et dont le Psychose d’Hitchcock est sans doute un des modèles.

Ça l’est pour partie. Et quelque chose de trouble en nous se laisse insinuer dans la contemplation de ces clichés qui semblent répéter ou démultiplier les apparitions de corps désirables et lointains, d’autant plus désirables qu’ils se tiennent dans une visibilité partielle, comme empêchée ou frustrée. Apparitions qui sont autant de mirages d’une obsession hallucinée et brouillée par le désir. « L’amour a cette exigence : ou son objet t’échappe ou tu lui échappes », écrit Georges Bataille.
Un lointain programme en chaque être informe le regard et répond aux pulsions du sexe. Libido dont témoignent les vénus préhistoriques et vulves gravées, les callipyges antiques, les déesses indolentes, les héroïnes alanguies jusqu’aux publicités actuelles et qui semble avoir toujours fait de la femme l’ultime objet du désir, la modelant tout en courbes, douceurs et mystères. Là où le corps de l’homme se déploie, celui de la femme se vallonne et se creuse pour désigner un lieu secret, une échancrure ouvrant sur le monde du désir et de l’origine. « L’endroit le plus érotique d’un corps ; écrit Roland Barthes, n’est-il pas où le vêtement baille ? ». Ainsi jouent les flous, les accidents, les parasitages dans le corps des images de Miroslav Tichy. Les corps de femmes n’y sont jamais qu’entraperçus, les formes insinuées. C’est l’intermittence qui est érotique. C’est ce péril dans lequel se trouve toute précaire apparition qui pourrait en un instant s’évanouir, échapper à la vue. En cela l’érotisme est proche de cette pulsion scopique à l’œuvre dans les tragiques et poignantes images du Zonderkomando d’Auschwitz qui cette fois-ci nous glacent. La curiosité s’y attise, la vue réclamant son empire, excitée d’être entravée, mise en défaut par un hors-champ qui relativise, déstabilise ce qu’elle possède. Car le corps réclame la vue comme il réclame l’air à respirer. Et voir a sans doute quelque chose d’une domination. A la fois de ce qui apparait sous le regard ou dans son autorité et de cette nuit qui à l’intérieur de soi creuse notre incertitude, notre vulnérabilité.
Il faudrait écouter Sade et Bataille pour dévoiler mieux ces zones de refoulé où l’érotisme se mêle avec la mort, l’horreur avec la volupté, mieux définir cette « violence désespérée de l’érotisme » qu’évoque Bataille à la vue des peintures de Lascaux.
Car, dit-il, l’objet de l’art est fondamentalement impur. « Jeu cruel, l’art a le pouvoir d’engendrer une altérité folle, laide ou effrayante ».

Peut-être, les photographies voyeuses de Miroslav Tichy prennent-elles en charge une partie de notre refoulé pour que l’on ait à son tour un plaisir singulier et sensuel à les contempler. Peut-être relèvent-elles du fantasme avec ses fétiches, petits bouts de corps, « avec, comme le chantait Brassens, ses appâts, du haut jusqu’en bas bien en place ». Et que nous sommes, à la manière de Don Juan, attirés par ce qui dans l’accumulation de ces femmes ferait flotter quelque part l’idée de la femme immense et abstraite, à portée de regard, sinon à portée de main. Le fantasme d’un monde féminin, arpenté par la grâce pareil à un verger.
Mais il y a cette émotion aussi qui est comme de soulever un voile et surprendre dans un entrebâillement du temps ou de l’espace l’autre versant des apparences. Ces images nous semblent en effet dérobées, subtilisées, mais peut-être pas tant à ces femmes qui en sont les objets ou l’horizon qu’à une façon de l’existence qui, dans son mouvement ordinaire, son espace, nous les escamote. Aussi a-t-on l’impression de s’immiscer dans un défaut du tissu, comme par une porte dérobée. Il faut réécouter la remarque de Bataille sur l’amour. « Ou son objet t’échappe ou tu lui échappes. S’il ne te fuyait pas, tu fuirais l’amour ». C’est en s’extrayant ou se retirant, en se marginalisant que l’amour peut chez Tichy recouvrer sa poétique. Ce désir demeuré désir de René Char. C’est parce qu’il ne prend que de très loin part au monde, braqué par ce qui lui a été retiré, qu’il peut en être le témoin privilégié. Le monde lui apparait derrière la vitre, dans une distance et une proximité conjuguées qui sont la définition benjaminienne de l’aura. Et ces images, parce qu’elles sont images nous font accéder à la marge de notre propre existence. Alors, à travers l’ordinaire léger des beaux jours, dans le flou d’instants et d’accords capturés, il nous semble que nous approchons quelque chose qui concerne la vue et le corps et ce qui de l’un traverse l’autre.

(…)

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