Philippe Blanchon, Chevaux des vagues

L’œuvre poétique  de Philippe Blanchon se poursuit dans l’emboitement de ses cycles, multipliant les voix, multipliant les lieux pour laisser à deviner une ample fresque énigmatique et belle comme on en trouve parfois aux détours de vieux palais italiens animant une foule de figures en pied dont certaines nous apparaissent par deux ou trois fois en diverses actions dans des paysages qui font penser à une réduction du monde.

Il s’agit là d’un édifice complexe dont chaque livre donne à percevoir quelques tournures et dont ne se laissera sans doute connaître la physionomie générale, comme dans un moment d’hallucination, qu’à la clôture de l’ensemble – et encore, rien ne semble devoir se résoudre que dans un mouvement circulaire de recommencement, le vertige. Pour l’instant, l’impression est celle de passer aux abords de façades ouvrant sur des scènes se répondants, s’alternant, laissant paraître des morceaux de vie saisis dans leur intime. Boite mentale aux distributions complexes en laquelle jouent à égalité les personnages génériques de l’auteur, les personnages invités de livres de chevet, les poètes dans leur compagnie. Boite mentale où jouent aussi à égalité les paysages et les territoires, les saisons, les époques. Tous réunis entant qu’acteurs de l’invention poétique.

Et c’est sous un mode crypté que s’y laisse lire la vie de Philippe Blanchon lui-même entre amour, amitiés, attention au monde sensible, intériorisation, lectures et réflexions mêlant la fiction à la théorie. Comme le fait la mémoire, comme le fait l’œil qui rêve, Blanchon joue d’apparitions, de disparitions, d’éclipses, de passages, de proximités et de lointains, de superpositions, animant chacun de ses personnages, chacun reflétant sans doute une part de lui-même. On ne peut s’empêcher de l’entendre en quelques vers se confier sur l’ouvrage en cours comme à travers Nathan : « J’accorde ma marche/comme il est possible./Je suis pris dans les cordes/que je fais résonner. ». Ou encore poser avec Martin la question des héritages, des brassages, des enjeux de la poésie : « Ce qui se joue concernant la forme,/Amour en précisions méritées;/Archaïsme et novation comme l’on sait./ (…) Fictions, enjeux, résistances ». Ainsi les livres prennent-ils la forme de dérives avec leurs étapes, leurs détours, leurs digressions. Et dans toutes les nuances de ton il nous semble alors que ce sont Jacques, Nathan, Martin, Emilie, Florence, Sandra, Jean, leurs interlocuteurs et leurs avatars, les dédicataires, Béatrice et Vincent même, qui écrivent eux-mêmes leur propre histoire, puisant aux anecdotes qu’offrent les vies d’écrivains, les vies d’artistes, les mouvements de l’intelligence. L’Histoire se révèle comme histoire et même histoire d’histoires.

Dans Chevaux des vagues (La Termitière/La Nerthe, 2014), c’est le cycle de Martin que l’auteur prolonge en un aller-retour entre Amérique et Russie, dessinant la grande fresque des mouvements de pensée dans laquelle les individus les plus isolés semblent se répondre, se rejoindre, se confondre parfois, pris par une même incertitude. Avec aisance et liberté, Blanchon convoque ses figures tutélaires, les insinue, multipliant les références discrètes en fondus-enchainés, évoquant des relations à la manière de Warburg composant les planches de son atlas. Ainsi, poésie Russe et Américaine du début du siècle répondant peut-être de la situation trouble d’aujourd’hui, au besoin toujours renouvelé de réinventer la langue, ouvrir son champ. La littérature donc, mais la peinture aussi, le regard se confondant souvent avec l’élaboration d’un tableau, depuis les touches de l’ami Rivière à l’ouvrage jusqu’à cette partie centrale de l’ouvrage consacrée à la figure de Juan Gris, « Abstrait Humain par le motif », peintre singulier, sans disciple et sans maître que la couverture annonçait. A la croisée des continents, c’est donc l’Europe entre passé et avenir, dans cet abîme de soi au présent. Le vaste mouvement revient à poser la question pour soi d’une conjonction possible.

A la richesse des références, de ce qui est disséminé, sous-entendu, aperçu dans un mouvement on voudrait demander confirmations et précisions. Philippe Blanchon y répond à sa manière nous prévenant de ce réflexe que l’on a de cerner, d’immobiliser : « Qui ? Sandra et Martin. Où ? Entre Amérique et Russie. Quand ? 1920 -30-40… avant, après. (…) » On réalise la pauvreté, le ridicule de nos question pratiques, la liberté du jeu qui n’est qu’élan, mouvements, yeux et esprit grand ouverts. Ainsi, Blanchon pose-t-il peut-être la question de l’invention : comment s’invente le présent, à la jonction de quoi, dans la mise en relation de quels termes ? Entre deux pôles. Comme dans un couple. Par un désir d’espace et de mouvement. Par-delà la dialectique. Outre l’ordre semble-t-il répondre.

 

Philippe Blanchon, Chevaux des vagues, La Termitière/La Nerthe, 2014.

Philippe Blanchon, Le rire de Nathan, La Termitière, 2013.

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