retrouver l’indicible, l’incertain, l’inachevé

Il y a une vie dans cette vie. Un remplissage de vides. Il y a quelque chose entre les espaces. Je suis différent de cela. Je ne suis pas cela mais autre chose encore. Il y a en moi autre chose que je ne sais pas comment atteindre. Juste hors d’atteinte il y a autre chose qui appartient au reste de moi. Je ne sais pas comment l’appeler ni l’atteindre. Mais c’est là. Je suis bien plus que vous ne le savez. Mais l’espace est trop étrange pour être franchi. Je ne peux pas y parvenir mais je sais que c’est là pour qu’on y aille. De l’autre côté il y a ce qui est libre. Si seulement je pouvais me rappeler comment était la lumière dans cet espace avant que j’aie des yeux pour la voir. Quand j’avais du fluide à la place des yeux. Quand j’étais de chair ruisselante. Il y a quelque chose dans l’espace entre ce que je sais et ce que je suis et ce qui rempli cet espace, c’est ce que je sais qui n’a pas de mots pour l’exprimer. (Don Dellilo)

Un nom pour chaque chose et une chose pour chaque nom.
(principe de sens commun)

Le réel n’est pas constitué d’objets.
(Henri Maldiney)

Faites-en l’expérience : écrivez sur la page les premiers mots qui vous viennent, instinctivement, sans réfléchir ni tenter de former une pensée, une phrase. Très rapidement les mots qui s’écrivent influencent les suivants, les aspirant dans leur champ, leur perspective. Ils ne déposent pas seulement comme une pluie dans la page, ils s’appellent. C’est que l’acte d’inscrire influe sur le phénomène de surgissement automatique et ce qui s’écrit attire à lui une partie de l’attention, produit un effet de retour, un feedback. Les mots en s’objectivant littéralement par le langage écrit rejoignent les objets du monde ou pour mieux dire son paysage, s’y insinuent, le remodèlent si bien qu’assez rapidement ils s’y substituent et le langage se découple de la réalité qu’il entendait indiquer pour jouer son rôle à sa place. On ne circule plus dans les épaisseurs du réel mais dans son souvenir, la mémoire que nous en avons formé qui se réactualise sans cesse à son usage. Les mots, la version écrite, racontée de l’expérience viennent se substituer à l’expérience première. C’est ce que l’on en retient et qui passe à l’usage pour la chose même. Il n’y a plus que des objets figés en lieu de l’expérience toute insaisissable, mobile, ouverte dont témoignait le surgissement initial et que le langage a annihilé. Maldiney le dit plus simplement encore : « Dès que l’on dit quelque chose, on tombe déjà sur un sémantème de la langue. On est déjà hors de la puissance inventive et du langage et de l’existence ».

Enfant on se fait son cinéma, rêvant la version filmique de ce que l’on vit, imaginant une caméra enregistrant notre regard, s’effaçant pour laisser place à un œil qui filme, c’est-à-dire, en un seul mouvement voit et enregistre ce qu’il voit sans déformation ni coupure, sans discontinuité. Plus tard on rêve de voir nos pensées s’écrire toutes seules sans que l’on ait à les interrompre, les corrompre par l’attention à l’écriture elle-même, sans que les moyens de restitution de cette pensée ne l’alternent, la détourne ; en restituant le fil, la fluidité, l’écoulement. On mesure ici et là la présence de la machine, l’ombre qu’elle porte sur la réalité vécue.

Le langage est une traduction, une tentative de rendre intelligible, c’est à dire de communiquer à soi-même et aux autres qui en sont les garants ce dont nous sommes témoins et acteurs, ce qui nous traverse, nous dépasse. Comme toute traduction, il est subjectif entant qu’il engage son auteur et historique en ce qu’il dépend d’un contexte, d’un moment. Mais toute traduction est un geste impossible, une trahison, demeure instable, révisable parce qu’elle n’est pas la chose ni même son double mais un équivalant à la manière d’une figuration. Comme toute figuration par ailleurs, elle fonctionne comme un écho, un souvenir, un appel à l’objet réel, mais aussi comme une chose en soi occupant à son tour un champ spécifique, un artefact. Il me semble que là où le langage s’approche le mieux de l’expérience c’est quand il s’en rend à la confusion première, quand il conserve l’apparence du surgissement de lui-même, le mouvement de la formulation. Il y a des moments où l’on ressent physiquement dans son corps une pression, quelque chose qui cherche à se dire, dans la danse, l’emportement, le rythme, le chant, la création au sens large peut-être dont la nature s’origine il me semble dans cette sensation confuse qui cherche à sortir d’elle même, une sorte de « vouloir dire ». Des poètes l’on senti, des chamans avant eux, s’il y a une différence entre ces deux termes, et cela parcourt l’art moderne dans sa volonté d’échapper aux carcans, aux canons et conventions figées au siècle précédent pour retrouver l’indicible, l’incertain, l’inachevé, l’évocation. Bien sûr à la fin il y a tableau ou sculpture, tout comme avant, mais en même temps que ces œuvres existent pour elles-mêmes, quelque chose les traverse ou elles laissent la possibilité de sentir quelque chose qui n’est pas elles mais dont elles émanent et portent la présence négative à la manière d’une empreinte.
Kandinsky, c’est peut-être une anecdote, c’est peut-être un mythe, dira l’avoir compris d’un tableau retourné, comme vidé de ce qu’il figurait et laissant de cette fuite du lisible le champ ouvert au pur jeu visuel des formes et des couleurs, des sensations qu’elles induisent. Qu’il ait cherché à le théoriser ensuite dit combien cela dans l’instant, dans l’œuvre échappait à se dire. Que ce soit la musique qui l’ait accompagné et inspiré dans ce travail dit comme elle semble l’expression la plus proche de ce que l’on aurait tendance à décrire comme une pulsion expressive manifestant notre être au monde, notre naissance répétée au monde, notre existence. Le latin pour ce dernier terme dit existere, sortir de, naître, de sistere, être placé. Etre est toujours êtres en train d’être, naître à cet être que l’on nomme. C’est par paresse que l’on se reconnaît toujours. Mais peut-être, se montrant plus conscient de ce à quoi l’on est, se surprendrait-on en chaque instant à lentement se reconnaître après un étonnement premier. Cette dynamique, je la retrouve dans les meilleures œuvres d’art qui autant qu’on les considère ne cessent de se réaliser dans l’espace du regard. Un Rothko n’en fini pas d’apparaître et de réapparaître dans son effacement, son aveuglement, sa manifestation. Il est toujours en train d’être.

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