Saul Leiter, mono no aware

« A des points de repère, l’une sur l’autre, bâtiment, sur elle, chaque sentiment lié, sensation à la vision d’un point, monument affectif en albertine motif, je prends le monument affectif dans la psychogéographie, du coup, comme l’attente n’est pas seulement l’attente de la connaissance du lieu, fausse en l’idée, mais est : résume tout… »
Eric Suchère

« Nous aimons les couleurs et le lustre d’un objet souillé par la crasse, la suie ou les intempéries, ou ce qui paraît l’être, et vivre dans un bâtiment ou parmi des ustensiles qui possèdent cette qualité-là, curieusement nous apaise le cœur et nous calme les nerfs. »
Junichirô Tanizaki

« L’important n’est pas où ni ce que c’est, mais la manière dont on voit. »
Saul Leiter

« Même rayé à mort, un simple rectangle de trente-cinq millimètres sauve l’honneur de tout le réel. »
J.-L. Godard

Eugène Leroy témoigne avoir eu recours un temps à un miroir pour regarder indirectement au modèle dont il réclamait pour sa peinture la présence. Ainsi, se manifestait dans son eau quelque chose de la distance dans la proximité par laquelle les choses s’installent dans une perspective et manifestent leur aura. Se disait dans une manière de contrejour une part de l’énigme qui s’attache à comment un objet ou un être vous touche, écrivant une forme de discontinuité dans la continuité. Une texture se faisait, un espace, en chemin vers le pictural. C’est-à-dire, une modalité charnelle de l’image. C’était sans doute aussi une manière de repousser la manière ordinaire de sceller une relation et tout ce qu’elle peut véhiculer de clichés. Un détour ou un détournement. Et moins scruter aux traits d’une figure qu’aux qualités indénombrables de lumières qui la sculpte, la nimbe, s’y diffractent, que le miroir, justement, réfléchit, et inscrit dans un cadre.
De cette expérience-là, rapportée à sa propre personne, Josef Hofer fit le motif récurent de son œuvre, le cadre de ses obsessions, comme on trouve dans une fenêtre percée sur un mur une ouverture sur un monde inouï. Il tenta d’y tenir, d’y cerner, quelque chose qui n’existait peut-être pleinement que là, encadré par ces montants épais offrant à ce que l’on désigne par le mythe de Narcisse comme un récipient. Il se mettait nu, observait ce que l’objet lui renvoyait des poses qu’il prenait, en jouissait. Observait peut-être ce que l’image lui renvoyait de ce déchirement interne qu’est la jouissance, tentant de lui donner un lieu, de la circonscrire. Tout le jeu des sensations et des désirs, la saumure des affections diverses, l’imaginaire, passaient là sous une forme quoiqu’encore énigmatique, du moins apprivoisée, déviée, productive.
Ceux que l’on appelle dans l’histoire européenne de l’art Les Primitifs, demandaient à l’architecture d’une icône à la surface longuement préparée, à celle d’un retable, de produire ce lieu où s’installait pour irradier l’Image, comme les antiques déposaient dans l’atrium les portraits de cire des ancêtres. Comme ces derniers encore, les plaçaient en médaillon, à la manière dont le reflet pétrifiant de Gorgone était lui-même saisit, neutralisé, et comme retourné sur lui-même sur le poli du bouclier qu’Athéna confia à Persée. Ces portraits en médaillons, on les appelait justement Imago clipeata : image-bouclier.
Les musées du monde témoignent encore des différents jeux auxquels fut employé le miroir. Tantôt pour ouvrir l’espace du tableau à celui qui lui faisait face et dans lequel se mouvait le spectateur. Tantôt pour donner au sein même de la scène plane de l’image la perception démultipliée qu’offre une déambulation dans un espace réel quand le changement de point de vue successivement cache et dévoile les différentes faces qu’offrent un être ou un objet. Tantôt, dans le poli d’un objet (Le prêteur et sa femme de Quentin Metsys), sous la forme d’une anamorphose, ou dans le détail secondaire de la scène, comme dans le fameux Portrait des époux Arnolfini de Van Eyck, c’est la fabrique de l’image, le dispositif de la représentation, qui s’immiscent par la présence subreptice du peintre et comme l’envers de l’apparition dont l’image signe le règne à travers l’illusion.
Si, dans la Venus del espejo, Velasquez l’utilise à des fins érotiques, le voyeur laissant courir son regard sur les courbes féminines de ce corps qu’il surprend de dos avant d’en surprendre le visage et le regard dans un sulfureux caché/montré, dans Les Ménines, dans une invraisemblable complexité, le miroir est tout à la fois une manière d’inclure le hors champ de la fabrique, la matérialité de l’artisanat qu’incarnent le grand tableau retourné et l’autoportrait du peintre au travail, et un motif qui, parmi d’autres tableaux auxquels il s’associe, témoigne d’une manière très spéciale comment happer le regard tout en en faisant le sujet même du tableau.
Édouard Manet, admirateur de Velasquez et inventeur d’une modernité singulière au milieu du XIXe siècle, produit avec le Bar aux folies bergères une conjonction très particulière. Sa frontalité, tout en déployant l’espace autour de la figure mélancolique de la serveuse, et incluant ce faisant le hors champ auquel appartient celui à qui nous empruntons le regard, dresse une surface insaisissable sur laquelle se combinent et se confondent le proche et le lointain, la description documentaire ou disons réaliste et l’évocation rêveuse, presque synesthésique, de ce lieu de la vie moderne si ce n’est de la modernité en elle-même. Ce que poursuivra de manière magistrale, quelques années plus tard, Claude Monet avec les grands panneaux des Nymphéas.
Quoiqu’il se réfère plus ouvertement à Pierre Bonnard, Édouard Vuillard ou Hokusai, une affinité profonde se laisse percevoir entre le dernier chef d’œuvre de Manet et la photographie de Saul Leiter, impressionniste et mélancolique à sa manière, théoricien en acte, muette, de l’image. Le grand miroir de Manet se confond avec le tableau dont il est comme une métaphore ou un avatar. Et le regard, comme celui de la serveuse, semble à son contact ou à son exposition se retourner sur son propre fond houleux, aux prises avec toute sorte de jeux doubles et de confusions. Georges de la Tour, dans la Madeleine aux deux flemmes faisait se confronter au sein même de la fiction du tableau, et comme une mise en abîme, la flemme réelle et le double de son image dans le miroir. Dans le Bar aux folies bergères, les bouteilles qui se dédoublent le font par le nombre, en avant du miroir, sans le jeu des reflets. Comme si Manet annonçait d’une manière taquine ce qu’il allait mettre en œuvre de chausse-trapes et de vertiges. Et Leiter, évoquant son propre travail, semble s’y laisser prendre : « J’aime que l’on ne soit pas sûr de ce qu’on voit. Quand nous ne savons pas pourquoi nous regardons, nous découvrons soudain une chose que nous commençons à entrevoir. J’aime cette confusion. » De lui, nous pourrions reprendre cette confession légère, comme pourrait nous semble-t-il la reprendre celui à la place duquel nous installe le peintre : « Je me contentais de regarder le monde, sans rien attendre de précis. » En recevoir en somme le trouble. Et quelques apparitions, comme on se laisse surprendre au cœur d’une rêverie par le battement d’aile d’un Ange.
C’est cette disposition qui, semble-t-il, l’amena durant les années 50 et 60 à se suffire de son quartier d’Est Village, du théâtre ordinaire et quotidien de la ville, pour réaliser son œuvre.
Alors, Leiter semble photographier l’intérieur du regard, la matière à travers laquelle il s’insinue, son mouvement même. Non pas la lisibilité à laquelle il atteint et qui consiste à une traversée de la confusion première, un dégagement, une épuration, mais toute la séquence qui mène de la stimulation liminaire, indistincte, embrouillée, au détourage conceptuel, discriminant, qui fait éclore au sein du monde des objets, des figures — en une seule image.
« Les choses ont beau sembler désordonnées à première vue, elles acquièrent une logique nouvelle grâce aux rythmes et aux accords créés pour elles dans le cadre. »
Dans ce cadre peuvent s’inscrire et jouer toutes sortes de sinuosités, d’interférences redoublant la pulsion scopique, le désir d’élucidation qui guide la vue, ajoutant au voir la sensualité du toucher.

On pense alors à Hiroshige et à ses Cent vues d’Edo, réalisées une centaine d’année avant les photographies de Leiter et qui l’auront assurément influencé (à sa mort, sa bibliothèque comptait plus d’une centaine de livres consacrés à la littérature, la calligraphie, la céramique et la peinture japonaises, le théâtre nô, les haïku ou les kakemono, ainsi que quelques albums originaux d’estampes). Il est difficile de ne pas mettre en rapport en particulier la 52e vue, fameuse, d’Ohashi, averse soudaine à Atake qui inspira à Van Gogh une copie avec Le rideau rouge de 1956, Facteurs de 1952 ou Neige de 1960.
Il est fascinant de constater comme, strictement contemporaines de l’ouverture commerciale du Japon au reste du monde et de l’arrivée d’abord discrète de la photographie sur l’archipel, c’est-à-dire, antérieures à l’ouverture des premiers ateliers de photographies et de sa popularisation, les compositions d’Hiroshige anticipent le vocabulaire de la photographie moderne. La plupart nous donnent l’impression d’instants saisis comme à travers des gestes quotidiens. Que l’on pense à cette branche de prunier elle aussi reprise par Van Gogh qui passe au premier plan en travers de l’image, ne laissant deviner le verger qui s’étend que derrière sa silhouette sombre. Ou cette vue de Massaki qui donne la sensation que l’auteur de l’image s’est appuyé de l’épaule contre un cerisier en fleur pour cadrer la baie qui se déploie en contrebas (cette sensation que l’on a à regarder l’image de cet appui de l’épaule et de l’œil que l’on pose contre l’appareil ; du paysage saisit à travers la boîte). Ou le pont Suidobashi à Surugadai dont la vue est barrée par un Koinobori — ce manche à air en forme de carpe exhibé pour la fête des garçons (Tango no sekku)—, et qui semble avoir surgi dans un claquement de vent dans le champ au moment où l’artiste déclenchait l’appareil. Ou celle-ci encore, identifiée comme la planche n° 86 Naitô Shinjuku, Yotsuya, où la scène semble vue, accroupi à travers les pattes d’un cheval. Et ce coup de vent dans les rizières d’Ejiri qu’Hokusai semble saisir dans la fugacité même de son mouvement…
Plusieurs fois, une bande sombre et dégradée, en haut et en bas de l’image, évoque le vignetage photographique, la vue à travers une ouverture dont affleuraient les bords ; des effets de profondeur de champ, d’entrave. Ce que dans la cuisine de la peinture classique on appelle des repoussoirs. Dans la vue du pont sous l’averse d’Hiroshige, ce basculement de la ligne d’horizon évoquant une vue à la diable, prise à la sauvette, le cadrage, quoi que magistralement équilibré, comme approximatif.
On pense à ces quatre photographies clandestines exhibées d’Auschwitz ; témoignages à la fois du processus d’extermination à l’œuvre, des charniers, mais aussi, incidemment, des conditions dans lesquelles elles ont été prises par les membres du Sonderkommando, arrachées à l’impossible, à l’inimaginable, périlleusement.
Quoi qu’il n’y ait évidemment aucune comparaison possible entre l’expérience tragique, monstrueuse, dont témoignent les photographies du camp et celles que produisent des artistes comme Hiroshige, Hokusai ou Saul Leiter, elles s’appuient toutes sur une nécessité d’objectivation. Il s’agit de tirer le réel de cette zone trouble, quand il ne s’agit pas d’un véritable trou noir, où l’excès de réalité se mêle aux fantasmagories, aux émanations de l’imaginaire et où ne distingue ou ne démêle plus tout à fait ce qui vient du dehors et ce qui vient du dedans, pour le confier à d’autres regards. C’est en cela que tous sont des témoins. Ils ont touché quelque chose qui, pour une raison dramatique ou heureuse, historique ou personnelle, a échappé aux autres, et ne peuvent en supporter seuls le poids ou le scintillement, la résonnance particulière.
L’intensité de l’amour, de la terreur, de la souffrance, comme celle de la littérature ou de l’art, écrit Olivier Rolin, a cette propriété bizarre de « vous désintégrer mais aussi, contradictoirement, de vous concentrer, quelques très courts instants, en un point d’intelligence et de sensibilité absolus ».
C’est cet entre-deux délicat que Saul Leiter saisit et nous restitue. « Un monde flottant, embué dans une succession infinie de mises en abîme », comme l’écrit Aude Rimbault. Un monde furtif aussi, déployé alors dans le temps étendu de l’image. Une image miroir, mémoire, réceptacle et bouclier. Une porte entrouverte, porte et chambranle compris.

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