Témoigner de ce qui ne se laisse pas dire

On arrive sur le parking, se range sur la place encore libre près de l’entrée et bientôt par un furtif jeu de miroir mental on s’aperçoit être déjà dans ses gestes de chaque jour. On s’éveille à soi-même par le milieu. Le trajet, on l’a fait sans savoir. Il aura fallu qu’on se dirige à travers la ville, qu’on anticipe les freinages, cède le passage ou s’insère, passe les vitesses, rétrograde, guette les intentions des autres automobilistes, articule un nombre invraisemblable de coordinations complexes pendant vingt ou trente minutes. Cela ne se fait pas sans l’accord des pensées et des gestes. On n’y aura pourtant mis qu’une part de nous-mêmes. Ç’aurait pu être un tunnel tout du long, percé seulement de quelques brèves fenêtres : le paysage, il ne nous en reste rien — c’est comme si on ne l’avait pas vu. L’habitude ou la semi-conscience l’a escamoté.
Est-ce là bien différent ? Je suis dans l’atelier. Les gestes se sont enchainés, guidés par des nécessités qui n’ont pas eu le besoin de se signaler dans l’espace verbal. Quand je me surprends à me demander ce que je fais, mes mains sont déjà affairées, ma tête complète danse, entrainée par une musique intérieure. J’ai fait des choix, connu des hésitations, jeté par intervalles des regards par la fenêtre, ai cherché un chiffon pour m’essuyer les mains, suis revenu à la surface rectangulaire qui me sollicite depuis je ne sais quand, que j’explore et défriche, architecture laborieusement.
Mettons : un morceau de mur sur lequel bavent des ombres, une large masse végétale qui tombe comme un rideau, un effet de contrejour, puisqu’il s’agit d’une peinture dite figurative. Tout autant l’équilibrage, l’ajustement de ces différents rapports de masses, textures, valeurs qui se font à travers ou à l’intérieur même du sujet. Quelque chose de simple, sans mouvement, à peine un éclat qui se répercute fugacement dans la conscience quand le regard traine sur les reliefs et les aspérités du visible. Des qualités particulières d’espaces, d’arrangements.
Mais, me demanderait-on sur quoi je travaille, comme il arrive parfois, qu’aurais-je à répondre d’autre que de convenu ? Je peins un paysage (si on peut désigner ainsi une grande masse sombre, presque abstraite, accompagnant un fruste muret). Est-ce vrai ? Quoi de plus, quoi de différent des précédents ? Et pourquoi, si s’en est un, peindre alors ce ou ces paysages ? Qu’est-ce qu’ils disent ? A défaut ; qu’est-ce que ça dit, de s’occuper à ça ? Qu’est-ce que ça nourri ? Qu’est-ce que ça purge ? Qu’est-ce que ça s’entend dresser ou abattre, étendre ou creuser ?
C’est comme dans ces rêves : vous vous surprenez dans une situation, mais rien ne raconte comment vous êtes arrivés là. Il vous reste seulement maintenant à faire face, à explorer ou répondre à ce qui vous sollicite. Un regard, un autre plan de caméra et vous voilà aux prises avec d’autres décors, d’autres personnages selon la logique disruptive d’un plan de coupe.
Pourtant on pourrait insister : là où je suis allé marcher, les vues que j’ai prises, les commandes de toiles et de couleurs, le choix d’un fond, l’esquisse de la composition, tous ces allés et retours contre le mur, les longues minutes à méditer le regard aiguisé ou vague, affalé sur une chaise et puis un sursaut pour tendre le bras ajuster quelque chose. Il faut bien que se soit défini un projet, élaboré ou du moins esquissé une intention, manifesté une volonté. Il a fallu qu’un désir tape à la porte, tende la main, tire à lui. Puisque je suis là drôlement affairé en tenue de mécanicien, dans les vapeurs entêtantes de térébenthine à touiller des couleurs dans des gamelles. Il faut que je réponde à des exigences autoritaires pour que je rumine, reprenne, me désespère parfois, jette le pinceau par terre, retourne le récupérer.
Mais tout ça me fuie. Les gestes s’exaspèrent des mots que je cherche, que je manque ou qui manquent ce qui se joue. Je ne sais pas bien si c’est important au fond de savoir par le savoir des mots ce qui se cherche là, ce qui est au travail dans cet espace. J’y parviens de plus en plus mal. Ou je ne crois plus à cette magistrature. Une part de moi s’affranchi sur un chemin parallèle, que l’autre perçoit dans la périphérie de son champ visuel, comme dans ces trajets en train ou passager en voiture on se laisser bercer par les routes qu’on longe qui souplement ondulent, s’écartent ou se rapprochent, divergent, disparaissent pour réapparaitre toutes proches dans la même houle.

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