Yvoré, fleurs, pots, murs

« Rien ici parle dérision ou alors traduire par: mépris absolu des conventions ».
Gérard Gasiorowski

« faire quelque chose avec ça »
Cristof Yvoré

Ce fut très incidemment et par un chemin dont je ne me souviens ni des sinuosités ni de la pente. C’est si souvent maintenant que les choses vous parviennent au hasard d’une publication sur les réseaux sociaux, d’une image qui pointe dans le champ des images qui défilent et sur lesquelles le regard ne fait que glisser. A l’écran, dans la structure verticale des pages qui en fait le décor d’une chute infinie, tout acquière cette texture lisse qui fait que l’œil coure comme on le fait sur un tapis électrique d’une salle de sport, avalant virtuellement les distances, immobile, sans véritable accroche, sans trop savoir comment s’arrêter, sans trop savoir comment en sortir. Sous de trop nombreux aspects, en de trop nombreuses occasions les images jouent un rôle mécanique de fluidifiant, de dégrippant et même d’émollient. Ce sont des façades Haussmanniennes caressées de soleil posées sur une carcasse dans les arrière-cours et les caves desquelles ça trime et sa sue, ça trafique et intrigue. Des illusions, des leurres, des mensonges ou des pièges. Et nous passons ainsi des heures dans tous les coins du monde industriel, dans toutes les situations (on a vu des gens se précipiter sur les rails d’un train, tomber des falaises, s’électrocuter dans leur bain les yeux rivés à leur écran), à précipiter nos regards ¬—et une partie de notre conscience à sa suite— dans les puis à l’intérieur des écrans de nos équipements graissés à notre intention par des industriels occupés à vendre « du temps de cerveau disponible » en pistant nos gestes et informant nos comportements. C’est un tunnel sans fin, semblable à ceux que l’on provoquait enfant en pressant sur nos paupières pour jouer, nourri par l’appétit de quelques-uns, la paresse et l’attrait de la servitude volontaire de quelques autres, les pertes et les profits. Personne ou presque n’échappe à ces litanies, à ces moments d’absence ou de détresse qui nous font aller là comme au cou d’une bouteille, à l’ivresse ou au mauvais amour d’un soir dans les parages d’une fin de semaine tressée d’alcool de musique et de fumée. Regarder l’horizon, avaler une route droite, abruti de fatigue, les yeux un peu brillants, les deux mains sur le volant, se laisser caresser ou pénétrer d’images fugaces, de sensations.
Mais je n’ai plus aucun souvenir de mon état d’esprit à ce moment. Peut-être étais-je à la recherche de quelque chose de précis, accroché à un travail en cours, me laissant détourner à la faveur d’une œillade, rattrapé par le charme de la sérendipité qui hante la toile. J’avais emprunté une porte dérobée et m’étais laissé aller à dériver. Ou je m’étais mis en piste comme un chien de chasse, plus curieux qu’énervé, cherchant à lever ce qui était tapis, mal identifié ; à en détourer la figure. Si ma mémoire est exacte, l’image première, celle qui devait intriguer assez pour former le désir d’en connaitre un peu plus, est celle d’une branche prise en plan rapproché, évoquant des fleurs de coton. Une sorte de détail sans échelle, relavant tout à la fois de l’intime ou du feutré et d’une certaine monumentalité. Une image qui, dans le tumulte des sollicitations visuelles tantôt trop franchement aguicheuses, séduisantes de toutes les façons possibles par la luminosité, le contraste, la dynamique, la sensualité ou l’humour, tantôt agressives, bruyantes comme une foule ou un quai de gare, retenait par sa matité, son détachement, son inconséquence, son calme. Ce qui m’avait d’abord intrigué donc, et très vite séduit, c’était son caractère intempestif, ou inactuel, son humilité peut-être, sa tendresse et l’équilibre qu’elle tenait surtout entre une peinture digne d’intérêt et une peinture gauche et lourde, maladroite, naïve. Elle n’était pas virtuose, ni d’un raffinement notable, mais elle n’était pas tout à fait grossière ou malhabile non plus. Des indices ténus, malgré l’étrange marginalité du sujet témoignaient d’une justesse, d’un mélange de travail dans ce qu’il peut avoir de plus laborieux, et de retenue ou de sobriété. Tout ça était proche de tomber. Dans le balourd, la croute de café paumé, le kitch. Mais ça ne tombait pas, miraculeusement, presque contre toute logique. J’ai, je crois, ainsi tiré le fil, cliquant de page en page pour me faire une idée ; mesurer s’il s’agissait d’un apax, un heureux accident, ou si se tapissait dans ces plis une œuvre cohérente, construite, équilibrée, singulière et marginale. Plusieurs toiles se mélangent aujourd’hui dans ma mémoire sans que je puisse dire si l’image première fut ce pot de 2007 dont les fleurs sortent, robustes, désaxées, semblables un peu à ces acacias nains que l’on voit dans la savane ou ces pins parasols et plantes de maquis coiffés par le vent, ce morceau de branche aux fleurs épaisses, ombreuses, sur fond beige, de 2010, ou la branche de fleurs de coton rosées sur fond brun datée de 2013 et réalisée donc peu avant la mort du peintre. Peintures à la fois rustres et japonaises dans leurs échos à l’art des bonzaïs ou des ikebanas, à cette branche de cerisier que repris Van Gogh d’après une estampe d’Hiroshige. Il y a une chance non négligeable que j’ai découvert au hasard de flâneries sur le web l’œuvre de Kristof Yvoré au moment où elle devait se clore. Au moment où elle devait devenir la plus lisible et bientôt la plus opaque, déjà légendaire.
Tout jugement de goût, toute émotion esthétique, aussi intuitifs et non verbaux soient-ils, sont déterminés par une culture et une sensibilité, mais aussi par le contexte dans lequel l’œuvre se donne à appréhender. Aussi ma perception n’est-elle pas distincte de cette trajectoire de comète, de ce mouvement d’éclipse ni de la réputation de la galerie qui représentait l’artiste — la galerie belge Zeno X, celle de Michaël Borremans, de Luc Tuymans, de Marlène Dumas. Quelle que soit sa marginalité esthétique, sa position même de peintre figuratif de tableaux de chevalet dans les années 1990-2000 à Marseille (indices d’une opiniâtreté et d’une indépendance remarquables), il n’avait rien d’un artiste brut isolé, mais était au contraire manifestement un peintre intégré dans le milieu international de l’art contemporain, conscient de ce qui se faisait et de ce qu’il faisait lui-même au sein de ces mouvements-là. Et pour ce qui le requérait, il valait mieux en effet être représenté par une galerie belge et sur les foires et salon d’Europe du Nord que dans les institutions françaises pour lesquels ces œuvres étaient généralement à peu près invisibles, sinon inacceptables.
Avançant dans mes recherches, je notais l’obsession de branches et de fleurs, de pots, façades réduites à une structure orthogonale, une grille épaisse, d’angles de pièces, de tombées de rideaux. Aucune figure humaine, aucune narration, aucun élan vers le sublime, aucun hors-champ ou au-delà ; un léger surréalisme si l’on veut, ou une étrangeté semblable à celle que l’on retrouve dans certains tableaux de Sironi. Restrictions, insistance donnant l’impression qu’il n’avait fait que tourner dans l’environnement étroit et dénudé d’une cellule, d’une chambre de bonne, cognant aux quatre murs, s’arrêtant sur les rares objets qui y étaient disposés, sondant les tons mats des murs, revenant sur l’objet dans cette manière que fait le regard parcourant une image ou la calme panique des mouches butant aux carreaux d’une fenêtre. D’où j’étais, avec ce dont je disposais, je pouvais y voir quelque chose de désespéré semblable un peu à cet engouement d’Alberto Giacometti pour le portrait et la figure en général après sa prise de distance avec Breton et le surréalisme, car non, à y repenser, à peser la chose vraiment, il ne savait pas ce qu’était une tête : dans son évidence, dans sa familiarité même quelque chose inquiétait de profondément opaque. L’économie qui faisait le monde où évoluer se délitait ; son assurance avec. Sans doute ne savait-il plus très bien non plus ce qu’était l’art, la sculpture, la peinture. Inutile alors dans ces moments d’insécurité profonde de jouer sur le code en d’infinies variations et de batifoler comme le fit Picasso, gargantuesque et non sans génie. D’ailleurs, du génie, Yvoré en a-t-il ? Le plus sage est de réduire, commencer par un détail, un morceau, quelque chose qui ne soit pas trop remuant, à l’exemple d’un pot, d’une fleur dans un vase, d’une table, ce que l’on appelle ici une nature morte, ailleurs une vie silencieuse ou immobile. L’époque veut que ce soit, après que les cubistes en aient fait le lieu de leurs premières expériences au début du XXème siècle, après que Morandi en ait fait la presque exclusivité de ses motifs et que l’art populaire le plus commercial en ait fait l’idole du mauvais goût, un cliché de peinture, à peu près impossible de peindre innocemment, ou du moins avec un minimum de dégagement, une nature morte. Gasiorowski entérina la chose en brossant une série de pots de fleur qui, à l’image des gesticulations de son œuvre, posait précisément la question de sa possibilité et même des issues qu’un peintre pouvait trouver en cette époque pour lui-même. Déconstructions de l’idée même d’œuvre, de peinture, du bien peint que je ne peux m’empêcher de voir comme les manifestations mêlées du désespoir et de la colère. Quoi de plus idiot et de plus impossible dans le même temps qu’un pot emmanché d’une fleur ? Et quoi de plus attirant pour un caractère effronté ? D’ailleurs il ne s’agit jamais pour Cristof Yvoré ni de pot ni de fleurs mais de vagues idées ou de souvenirs : l’idée d’une fleur dans un pot qui serait peinte sur une toile, bien décidée à conquérir son droit à l’existence, à manifester ce désir d’être, comme on voit de jeunes pousses percer l’asphalte des trottoirs ou occuper l’étroite brèche d’une fissure dans le béton, à l’endroit précis de l’interdit. Certaines toiles seront ravalées ou précipitées dans les enfers, je les juge pour mauvaises, presque potaches. Prises dans l’œuvre elles ne sont pas pour autant dépourvues de quelque chose de touchant, à la façon de cette histoire du vilain petit canard. D’autres tiennent, farouches, cet étrange équilibre, rattrapées on ne sait pas trop comment. Leur existence en est miraculeuse. De nature ambiguë, elles apparaissent prises dans ces mouvements contraires de la fidélité, de l’attention et de la désinvolture ou de la défiguration. On les dirait monstrueuses si l’on se rappelait derrière le sens moderne que l’on donne à ce mot son sens primitif.
Un écueil supplémentaire aurait été de trop bien les peindre, d’en faire des prouesses ou des démonstrations d’éloquence, de dextérité, de virtuosité. On sait ce que la modernité doit à cette asperge que peignit Manet en sus de la botte qu’un collectionneur lui avait prise, pour s’ajuster à la somme versée. L’anecdote est fameuse, non sans évoquer ces faces B de l’époque des 45 tours qui contre toute attente devenaient des tubes, éclipsant le titre qui avait initialement été mis en avant. Revanche des négligés, des marginaux, des outsiders et des réprouvés, de ceux sur lesquels on ne mise rien. On n’a plus tellement d’œil pour la botte aujourd’hui, fascinés par le magistral et indépassable morceau de peinture qui lui succéda. Mais à cet endroit, dans le temps qui est le notre, après ça, après l’histoire de l’abstraction et les tumultes de l’époque moderne, ce type de geste relève de la vanité. Ou, ce qui est à peu près la même chose, d’ignorance naïve, de quelque chose de déraisonnable.
Un terme me venait tout à l’heure, que j’avais d’abord repoussé, le jugeant sujet à malentendu, mais qui insiste : celui de cynisme. Non pas dans cette acception moderne qui désigne un manque de moralité, les mensonges éhontés, l’arrogance décomplexée de puissants et de politiques, mais dans le sens de Diogène, c’est-à-dire, à l’inverse, comme attitude critique. Ce geste qui pourrait passer pour grotesque, absurde, empêché, de peindre malgré tout d’abord et ensuite de peindre précisément de tels sujets, dans cette facture, met terriblement le pied dans le plat. Ou, pourrait-on dire, relève du geste suicidaire. Il ne s’engage dans aucun des parti-pris, social, politique, narratif, stupide ou kitch qui pourraient lui donner une issue. Au contraire, il semble poser —et se poser à lui-même— la question de sa possibilité, sa viabilité, sa capacité de résonance dans l’espace social ou culturel. Il s’attache à mesurer ce rapport de force hautement politique qui s’instaure immanquablement entre le désir individuel ou même celui qui émane d’une minorité et la possibilité que lui concède ou lui renie la grande machine sociale normative. Et sa force, paradoxalement, est que cette peinture ne tranche pas, qu’elle n’affirme pas, mais qu’elle en demeure inquiète, intranquille. Parfois prise d’un élan de vie à la manière de certaines fleurs de 2013 dont les couleurs crues m’évoquent cette petite toile de Bonnard que j’aime beaucoup, esquissant en contre-jour des baigneurs orange sur une mer outremer, mais le plus souvent boudeuse, peu aimable, triste, elle énumère les indices d’une fin de partie. Malgré l’épaisseur picturale, les reprises ou ajustements dont elle témoigne, toute y semble gauche, mal assuré, bancal, un peu grossier. Alors j’y vois comme des restes, des personnages rechignant à quitter la scène, gagnant quelques minutes ou, n’ayant plus rien à opposer à leur évacuation que l’inertie de leur corps, à la manière de ce morceau de bougie massive dont j’ai en souvenir plusieurs variantes, beige, rose ou bleu, de ces ballons massés au plafond d’un pièce vide, de 2008, comme après une fête, des figures de mélancolie et de nostalgie. Mélancolie en ce que le peintre semble toujours empêché dans ses moyens, que rien ne semble vouloir ou pouvoir s’ouvrir et se dégager, se clarifier (on est toujours insuffisant à la tâche). Et nostalgie dans les fleuraisons vives ou douces-amères qui signalent une saison, une précarité, un passé proche ou cette « passée » des choses soumises à disparaître, à s’éteindre, à faner. On se défait mal, s’engageant en peinture, sollicité par ces moyens que certains disent anachroniques, obsolètes, dépassés d’une certaine déception d’être arrivés après : après Lascaux et Chauvet, là où tout semblait s’inventer dans une liberté vertigineuse, après la villa des mystères de Pompéi, après Giotto et Mantegna, après Le Caravage, Rembrandt et Vermeer, après Poussin et Cézanne, Manet, Picasso, Max Ernst et Juan Miro, Piet Mondrian, Kasimir Malevitch, Marcel Duchamp, Robert Rauschenberg, Pollock, Andy Warhol. Là tient aussi son tragique. Pauvre ou misérabiliste, déceptive, oppressante parfois, l’œuvre d’Yvoré m’a laissé parfois l’impression d’une œuvre étouffée, minée par une absence d’horizon ou d’issue, un geste désespéré. J’y ai vu celle-là que tentait de poursuivre Marcel Proust au début du XXème siècle après quelques pastiches et mondanités sans issue, finissant par faire œuvre, justement par le récit de cette impossibilité vécue. Dans une sorte d’acharnement patient, d’abnégation, dans une confiance intime dans les moyens mis en œuvre qui ne devait pourtant pas être sans ombres, il aura élaboré en vingt ans une œuvre singulière, troublante, équivoque. Ces mots de Goethe : « on peut aussi bâtir quelque chose de beau avec les pierres qui entravent le chemin ».

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