2012 – Giens, par Dimitri Vazemski d’après Paysage n°23.

Giens. La Polynésie. Cela doit remonter à une année ou deux. Ne compte plus vraiment, la succession se fait dans l’ instant, de moins en moins dans l’ inertie des périphéries, et ne combats plus la perte des repères. Le corps semble posséder suffisamment de mémoire pour ne pas avoir, par l’ esprit, à la travailler. Et ainsi la réduire. La réduire à une petite propagande personnelle. Une histoire. Bien écrite. Je cultive une position de retrait, habitant dans le « juste avant », avant la forme, finie, juste avant. S’ il fallait le nommer, on appellerait ça, mettons, « l’ Avantisme ». Qui, aujourd’ hui, à l’ écrire, rime étrangement avec « atavisme ». Mais il y a de ça.

Toujours est-il que, un an ou deux, nous étions à Giens, dans la Polynésie. Je pensais être seul à ressentir cela mais Élise me confirma rapidement. Son sentiment propre. De seul, séparés, nous passions à deux. De deux, groupé, l’ objectivité semblait affleurer. Cette sensation étrange, à la Polynésie de Giens, d’ être dans un Jérémy Liron.

Ne plus savoir si la toile, l’ image, précédant l’appréhension de la réalité, insufflait au lieu une certaine « réalité » préexistante, une familiarité, comme si l’ endroit se retrouvait carné d’ une façon de voir déjà formatée, prédéfinie à l’ appréhension. La végétation, les architectures, une certaine noblesse individualiste s’ affichant, rivalisant d’ originalité dans chaque édification, chaque demeure étant faite pour rayonner au milieu des pins… jouant du lieu, s’ y intégrant avec le respect qui reste le respect du colon, soucieux du lieu, mais bouchant le paysage, d’ une case, construite, bloc de béton posé sur l’horizon… une construction de soi, sur plusieurs étages, regardant le village juché, comme un pendant, traditionnel, avec ses commerces, une vie séculaire, face à cette propriété privée collective, de retrait dans le paysage, telle une émanence utopique. Ailleurs. A côté. Dans la toile. Un regroupement. Selon certains codes. Une polynésie.
Iles nombreuses.
Chaque villa. Vue comme une île.
Chaque tableau.
Vu comme une construction d’ un paysage habité. Tous regroupés.
L’ image d’ un monde. N’ existant pas.
Un état.
D’esprit.

Et si j’ entreprenais de peindre ainsi chaque villa, numérotée, à un moment, je ressentirais l’ impression, vague, de construire une œuvre polynésique.

Il m’ a suffit d’ appeler Jérémy. Pour avoir la confirmation, où un élément de confirmation, aiguillant mon sentiment : il existait bel et bien une toile, reproduisant un bâtiment de La Polynésie de Giens : l’hôpital Renée Sabran, devant lequel nous passions deux ou trois fois par jour.

À partir de ce moment, avec Élise, nous cherchions désespérément, à chaque passage devant l’ hôpital Renée Sabran, quel angle, quel point de vue… était-ce cet escalier, sortie de secours, ce clocher de la chapelle hospitalière, intégré au bâtiment plus récent, compact ? A partir de ce moment nous ne cherchions plus l’ esprit, mais simplement l’ endroit précis. Celui du cadrage, arrêté, par Jérémy.
Ce que nous ne savions pas encore, que nous apprendrions entre deux soubresauts du zodiac en route vers Porquerolles, c’est que Jérémy avait arpenté, longuement, en moto, du temps où il livrait des pizzas, dans des boîtes carrées comme des toiles, des bouts de nourriture, construites selon contrainte, nommées, Napolitaine, Margarita, comme des villas, des bouts de nourritures, pénétrant ces maisons, fermées, des carrés, laissez-passer, comme des toiles, pénétrant les maisons, sans lui, restant sur sa moto, des boîtes de pizzas, emplies selon le goût, au téléphone demandé, pénétrant, comme des toiles, accrochées, reflets non périssables d’un goût, reconnu, dans l’image, la facture, un secret de fabrication, un regard, l’olive bien placée, un coulis de couleur, aux teintes subtiles, la coulure telle un fromage fondant… (pardon, je m’ éloigne, toujours cette envie biographique de relier la production de l’ auteur à un élément de son passé… ). Il me suffit d’ appeler Jérémy pour qu’ il m’invalide, il a bien travaillé dans la restauration et parcouru en moto la Polynésie… Toute la Polynésie, de long en large, et qu’ il n’ y avait beau y avoir qu’ une seule et unique toile existante, son esprit était truffé de ses paysages.

A ne plus savoir si dans cette toile -dans ses toiles- ce n’ était -non pas la reproduction fidèle d’un pavillon précis – mais simplement l’ esprit de la Polynésie qui s’ infusait.

Un état d’ esprit, cartographié par des toiles, numérotées.
Comme le seul moyen de cerner une géographie intérieure, sans frontières, ni territoire en terre ferme. L’ écriture d’ une utopie.