2013 – Avec et après Jérémy Liron (Paysage n° 44, 2007) _ Marie Cosnay.
On a pris l’escalier, caché sous les feuilles d’acanthe. Tu vois, ici (doigt sur l’écran où est reproduite l’image). Ici exactement.
On faisait des allers-retours de regard, au-delà des bords. Loin, derrière les bras et les têtes coiffées des pins parasols le ciel était à vif, la vivacité du ciel nous passionnait. On en aurait bu.
On marchait depuis des jours, j’avais les talons en sang. Fragile du talon.
Le premier qui a vu la tourelle, c’est le fils pauvre de Gloucester, celui qu’on appelle Tom de Bedlam et qui passe pour fou. Il était peut-être fou mais il faisait le guide, aujourd’hui je dirais que le fou savait où il allait, droit à la tourelle, pieds nus dans les acanthes, regards comme j’ai dit dans la flotte du ciel, un bleu qui pousse.
(Peut-être que le fou savait qu’on venait pour ça ? Qu’on avait fait tout ça pour ça ? Pour trouver ce qu’on a trouvé ?)
Attends, me presse pas comme ça.
On venait chercher quelque chose, le fou savait quoi savait où, dans la tourelle aux acanthes et pins maritimes. Moi je marchais et c’est tout, j’attendais rien, j’avais jusque là marché comme un demi-mort.
Le fou a dit : avancez doucement. On est passé par là. On a contourné (le doigt glisse sur l’image). Là j’ai eu peur d’un serpent, c’était pas un serpent. On a fait les colimaçons, on a suivi l’espèce de tour de colimaçon.
Les troncs étaient noirs, plus noirs que sur l’image, ça faisait un putain de contraste, les troncs le ciel qui clapotait la tour blanche ou tourelle, le pauvre de Bedlam disait tourelle, tourelle, on aurait dit le bout du monde. Il s’est déshabillé, là, devant la tourelle, après le tour du propriétaire et du colimaçon, il s’est mis à poil le pauvre de Bedlam et il s’est frotté dans les acanthes.
On était pas étonnés tellement on était fatigué.
On est arrivé : c’est ce qu’a dit Ximun qui était pas préparé mais pas préparé du tout à ce séjour dans la forêt qui autrefois était un parc. Pas préparé mais pas préparé du tout, notre Ximun, si costumé si respectable, à ces journées de marche dans la forêt qui avait beau avoir été un parc te prenait en colimaçon, te ruinait tes Tod’s et faisait de toi, au bout, le demi-mort qu’on était, l’ami des morts qu’on était, depuis le temps qu’on avançait, tournait (le doigt sur les escaliers ne bouge plus, ne bougera plus : on a envie de dire au doigt pousse-toi que je voie).
On avait avancé, tourné, tourné jusque-là, toujours la même chose, répétition des ronces, rosiers, acacias, levers des soleils mais le truc éclatant, une barre d’automne écarlate, au dessus au dessous et ça moutonnait, un rouge qui déviait et te couvrait, finissait par te couvrir, on avait avancé sans idée, c’est vrai qu’on suivait le fou, on était devenu fous comme lui, demi-morts pour de bon, avec ces lambeaux de ciels brûlants dans les poitrines et un coeur qui prenait toute la place, des pieds au menton, en fait non, un coeur plus gros que toutes les places.
Puis on a vu la tourelle. On a contourné. On a dit il y a une terrasse en haut (l’ongle, l’ongle bouge un peu, désigne la terrasse, le dégradé des couleurs, l’ongle tapote sur l’image).
Les troncs des pins nous effrayait : qu’est ce que tu crois qu’ils pensent, droits comme ça, et noirs, si noirs, des morts à part entière, hein. De vrais morts, eux. On sait par qui ni comment ils ont été statufiés mais. Il n’y a que Ximun pour faire son sérieux, celui qui croit ni aux mort ni aux arbres qui étaient des comme nous avant et qui.
En fait, c’était en pleine guerre civile même si personne prononçait le mot, guerre civile, personne d’entre nous, ni Ximun ni le pauvre fils déshérité de Gloucester, ni moi je prononçais le nom mais j’avais 14 ans (rires), et aux informations (postes, écrans, téléphones) personne personne disait guerre civile ni déplacements de populations ni ce que t’entends maintenant.
Ni Gabrielle prononçait guerre civile et pourtant c’est elle sans doute qui en savait le plus. Gabrielle.
Cette image elle est d’après coup, d’accord. Peux pas croire que quelqu’un ait eu la tête à pendant que.
Il y a ce que tu vois pas, que tu verras jamais. (Le doigt, là, au milieu. J’ai envie de dire : normal, hein, que je ne voie pas mais je dis rien).
Et que le fou a trouvé.
4 têtes à la queue leu leu. On avait l’air de quoi. De va-nu-pieds sanglants, Ximun et ses Tod’s foutues, le fou en haillons, moi ramassé au passage et perdu dans les battements de coeur du paysage : c’est lui qui battait, le paysage, tout le reste c’est déchiquetterie. Et puis Gabrielle, Gabrielle.
4 têtes à la queue leu leu. Du plus grand au plus petit, Le fou, Ximun, Gabrielle et moi dernier, qui voyais ses tresses sur le dos et puis ses reins.
On a pris l’escalier caché sous les feuilles d’acanthe dont le fou s’était revêtu. On montait à la tourelle, on allait à la terrasse. Le fou a crié. C’est là qu’il l’a trouvé. C’était tout petit. Ça payait pas de mine. C’était complètement inattendu. A moins que le fou. A moins qu’on ait fait tout ça pour ça. C’est après que je. Bref.
Tu vois ?
(Rien, je vois rien, maintenant je proteste. Je vois rien, on voit rien.)
C’est normal, c’est pas sur l’image. (Rires).
Le fou l’a mis dans sa poche. C’est dans la poche du fou et ça y restera (rires encore, désordonnés). D’abord il nous l’a montré. C’était comment te dire. Splendide ? C’est avec ça dans la poche du fou qu’on s’en est sorti. Ça nous a servi de boussole. C’est le fou qui disait ça. Il disait : j’ai un diamant dans la poche, une merveille, ça nous sortira de tous les mauvais draps.
J’avais 14 ans à l’époque (dit mon père qui parle jamais de la guerre civile), ton âge d’aujourd’hui, et après on a oublié.
On a oublié Gabrielle. Et le fou de Bedlam. Et la tourelle entourloupée derrière les pins et les ciels de folie. On a oublié Ximun et ses godasses à 300 euros.
(Et le diamant, je pensai, et le diamant. Je pensai à voix haute. Ah, Gabrielle, dit mon père qui perd la boule et l’ouïe. Gabrielle : un diamant, oui. Puis il caresse l’image. Du bout de l’index. Puis de la paume de la main.)