2014 – Hétérotopie, mon amour, par Odile Schoendorff in ça presse n°61, URDLA.

Un elfe hante « une maison dans le Vaucluse, l’espace d’une semaine en février et d’une autre en juillet ». Et nous voici dans ses pas. Nous nous glissons dans son journal grand ouvert, fait pour le mouvement de nos corps, espace si bien cousu avec le temps que retrouver la couture représente un défi.
Le lieu, c’est Caromb, au cœur de la Provence sèche, où la « frêle silhouette » de Jérémy Liron nous entraine dans l’exploration de l maison et de la ville, tantôt peuplées, tantôt désertes, mais jamais vides.
L’exploration se dédouble, se retourne à maintes reprises en expérience intérieure, méditation, songes, vécu, mémoire : fil du temps scintillant qui fait toile. Du ténu au profond, et retour.
Les lieux, les histoires, les gens, s’effleurent, se font écho.
Le livre refermé, on se retrouve avec des rêves. On garde de la poussière d’or sur les doigts, comme après avoir caressé les sépales d’un lys.
« ça commence comme ça, sans savoir, juste des idées vagues, des intentions et demander aux lieux, et aux gens. Des gestes entraperçus –ou fabriqués en rêve – et qui déterminent le sentiment, les bras dans un mouvement qui s’enroulent, des mots anglais, et derrière près de l’âtre le rougeoiement apaisé, le profil calme d’un visage qui respire sa respiration, s’absorbe en elle. Et puis l’image se penche. »
Les morts croisent les vivants…
D’abord les vivants, des plus que passants, dans la beauté de leurs prénoms diaphanes : Chloé, Boris, Oriane, artistes en résidence, tous invités à mettre leurs talents au diapason du lieu, suivant la consigne de l’hétérotopie. Mais qu’est-ce que l’hétérotopie ? Ce terme, qui désignait tout d’abord une maladie, un désordre des organes, définit, depuis que Michel Foucault s’en est emparé, une localisation physique de l’utopie, autrement dit des espaces concrets d’où s’envole l’imaginaire, comme une cabane d’enfant ou un théâtre. Ici, la cabane, c’est Caromb. « Nous tous lâchés à travailler la ville dans tous ses aspects. »
Les morts, plus encore que les vivants, sont de la partie. Car leurs œuvres, images ou mots, soutiennent un présent éternel d’être éphémère, de la femme tenant un objet invisible, de Giacometti, à la main qui s’avance dans l’Annonciation d’Antonello de Messine, et de Pétrarque gravissant le Mont Ventoux (ici présence visible) à Ovide (« Les mouettes allaient d’un vol léger »).
Ne nous y trompons donc pas, ce n’est pas un jeu, ou alors, c’est un jeu grave empli de vertige.
A chaque fois qu’apparaît le vocable « mot », Jérémy s’étonne de lire « mort ». Que le village ait quatre lavoirs ne saurait d’ailleurs différer la rencontre programmée du cimetière.
L’angoisse sourd à chaque page : « Je ne sais pas ce que je tutoie. » Tout mouvement soulève un vertige de solitude, cette qualité de solitude qu’évoque Pessoa : « Je me sens tellement isolé que je sens jusqu’à l’espace qui me sépare de mon costume. » Ou encore : « L’homme est posé comme une chose parmi les choses, infiniment seul. » Et ces rêves de mort imminente, d’un incroyable réalisme… On désespérerait pour peu : « Agripper des deux mains ce bloc de pierre et se le fourrer dans la tête. »
Heureusement, sur ces pierres, on peut aussi s’appuyer : sur la jubilation du sens dans le calme carré de la matière : Caromb vient de car ou Kar qui signifie la pierre, calcaire d’âge éocène/oligocène, à moins qu’il ne s’agisse de calcaire coquillier du Miocène, ces rêveries matérialistes nous rassérènent, comme nous enchante l’évocation du blason de la ville : trois pierres de taille sur fond azur ! Comme Bachelard, comme Ponge, l’écrivain a ce don solaire de descendre dans l’objet, même s’il perçoit tellement bien les marges qu’il affirme ne sentir que les blancs, que les « absences ».
Le parcours dessine un double projet : écoutons Jérémy Liron rêver tout haut de ce qu’il désire : « Former le lieu que je suis moi-même », « rendre qui lira au vertige ». Osons en témoigner : cette double promesse est tenue.