2014 – Les paysages de Jérémy Liron, par Benoît Artigein Ecrivain en chantier

Il existe des héros des temps modernes dont personne ne parle parce qu’ils ne claironnent pas, ne barrissent pas, ne se font entendre dans la société hurlante que par le bruit de livres feuilletés. Ces héros, ce sont les éditeurs. Pas les gros, les énooormes qui farcissent jusqu’à l’écœurement les rayons des libraires, nous inondent de mots ripolinés, nous gavent chaque automne, mais les petits éditeurs, les tous petits, qui ont la taille que les énooormes devaient avoir à leurs débuts, à qui la croissance importe peu, qui veulent en reste là, à ce stade artisanal, parce que c’est ainsi que se produit le beau, l’intelligible, le sensible. Je les imagine dans leur cuisine, dans un coin de leur salon, au fond de leur grenier aménagé travaillant sans relâche pour atteindre la perfection qui est la leur : un livre de qualité.

L’ouvrage collectif Récits de paysages publié chez Nuit Myrtide est de ceux-là. Les affinités électives que permet internet m’ont fait découvrir et l’ouvrage et l’éditeur. De l’artiste mis à l’honneur, Jérémy Liron, je ne connaissais rien, mais je présumais du regroupement d’auteurs de si haute tenue autour de son œuvre que celle-ci devait contenir en elle un irrésistible pouvoir d’aimantation. Une force hypnotique. Ou plutôt, comme le rappelle le titre de l’exposition dont sont extraites les toiles choisies, « hypnagogique ».

Au premier abord, les immeubles et les maisons peints par Jérémy Liron semblent être la banale représentation d’une réalité plate, vide, où le bâti n’est qu’une simple ornementation conçue par l’homme pour satisfaire ses besoins et ses désirs. Mais comme l’écrit Pierre Bergounioux, ce bâti « est imperceptiblement infidèle à ce que nos yeux voient. La représentation s’arrête avant d’atteindre le degré d’exactitude, la perfection littérale qui capteraient l’attention et feraient oublier la chose même, qui est la saveur décevante de la vie, l’absence d’espoir dont l’habitat qui en constitue le cadre familier, témoigne avec la force de l’évidence, de l’habitude, l’omniprésence qui sont les siennes ». Il s’agit d’un monde faussement inoffensif, en permanence sur le point de basculer : la nature, le terre, la ciel s’y font tour à tour cadre, clôture, lignes de fuite, diluant la fonctionnalité de ces formes extravagantes de béton et de ciment pour nous les rendre aussi étrangères que des cités sumériennes, aussi mélancoliques que des maisons autrefois habitées et dont on aurait perdu la clef. Il y a quelque chose d’un peu baroque dans cette volonté de vouloir représenter avec minutie et une composition extrême ce monde énigmatique où les signes s’effacent en silence.

Comment faire dialoguer alors ces images avec des mots, sans que les mots ne viennent commenter l’image et que l’image soit une vignette décorative apposée au-dessus du texte ? Le propos liminaire de Récits de Paysages expose clairement l’enjeu : « on laisserait aux images le soin de faire colonne vertébrale quand les textes, autonomes, libres, diffracteraient un récit plus vaste en fragments disjoints. Les échos entre eux, au hasard laissés, enfantent une forme plus libre de nécessité ». Le frottement soudain de ce qui est arraché à la langue et ce qui est saisi par l’œil doit faire jaillir un feu inattendu, crépitant et éphémère qui ne rajoute rien à l’expression de chacun des arts, mais crée entre eux des ramifications et des correspondances multiples. Cela suppose pour l’écrivain de se confronter sans détours à ce qui lui est montré sans possibilité de contour ni de soustraction (une question toutefois : chaque auteur a-t-il eu le choix de son image ?).

Les dix-sept auteurs réunis par Nuit Myrtide se sont pliés à l’exercice, sans y rompre leur langue. Mais de ma lecture, je retiens quelques souvenirs plus prégnants que d’autres : Pierre Bergounioux qui, avançant en premier, cite Spinoza, évoque l’art rupestre et nous élève ainsi définitivement à sa hauteur, François Bon sans ponctuation mais avec souffle (« le peintre sur sa toile reprend les vieilles techniques de la peinture à l’huile pour écrire sa propre histoire en faire sa propre architecture que nous on y reconnaît une architecture éducation nationale mais que c’est tout simplement peinture »), Thomas Vinau et ses monologues bref et glaçants, Dimitri Vazemsky (qui, avec brio, se lance dans une comparaison casse-gueule entre pizzas et peintures), Guillaume Siaudeau ou encore Joachim Séné.

Ce que nous demandons à un artiste, c’est de changer le regard sur le monde. Ce lieu commun prend un sens quand il est réellement vécu : voilà une semaine, à peine la lecture de Récits de Paysages achevée, en rentrant chez moi, j’ai levé les yeux vers mon immeuble (un grand cube blanc avec de longues lignes verticales en métal qui marquent l’emplacement de la cage d’escalier, un arbuste taillé façon bonsaï devant, une porte d’entrée qui semble être à moitié enterrée dans le sol et que l’on rejoint en descendant une demi-douzaine de marches) et, dans la nuit tombante, à la lueur huileuse des réverbères, j’ai eu l’impression de me retrouver dans un tableau de Jérémy Liron.