2014 – Notes d’atelier.Quelqu’un verra peut-être ce que je n’y vois pas _ Armand Dupuy in Tessons.
(…) Toute création est une sorte de paradoxe, qui est la fois un authentique objet (par sa présence) et un mensonge (parce qu’il fait image), c’est un condensé de présence et d’absence. Une sorte de chimère comme j’ai cru l’apercevoir au sujet des dessins de Dominique Lardeux.
Les œuvres qui naissent de cette pulsation, de cette tension non résolue, sont souvent intéressantes.
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« Quelle intuition le meut, guide sa main, il se pourrait qu’il n’en sache rien et c’est sans importance ». Plutôt vrai ce que notait Pierre Bergounioux. Mais difficile de cerner le point de basculement à partir duquel ce non-savoir, qui était force motrice, devient point de perdition. On s’enlise, personne ne le voit. On met soi-même un certain temps à s’en apercevoir. C’est sans importance.
C’est la période où l’on reprend les tableaux, on recouvre avec la soupe sale des pinceaux. De façon inespérée parfois.
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« Curieusement, ce qui s’affirme ici ne nous empêche pas de rester démuni, ne résout rien ; mais on constate que ça ravive la question. » écrit Jérémy dans une brève note. Sans doute avons nous besoins de questions « vives » plus que de réponses.
Plusieurs tableaux partiellement recouverts. Têtes et pattes des bêtes ravalées. Surgissement par ces manques. Rien de neuf, mais comme un rappel de ce que peut-être une présence.
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Je me place face au petit tableau de Jérémy Liron, j’observe, j’attends, comme je le fais pour d’autre qui sont aux murs de l’atelier. Façade absolument banale qui pourrait être une devanture de gymnase ou de salle des fêtes. Le plan est étroit. Un peu d’herbe en bas, mais tout semble ramené sur le même plan. Même le volume du bâtiment paraît écrasé, ce qui place la façade dans un espace à la fois proche et lointain. On s’installe et ce sont toujours les mêmes questions qu’on dévide. Mais regardant les tableaux de Jérémy, c’est plus fort que moi, me revient l’image obsédante de cette branche de cèdre que le fugitif d’Adolfo Bioy Casares observe, avec stupeur, sur l’île investie par Morel et ses invités (j’avais déjà eu recours à cette branche qui m’est « levier » ici et là). La branche, agitée par le vent, se détache légèrement de sa réplique, alors que l’invention de Morel projette indéfiniment le décors et le séjour de ses invités sur l’île, en superposition.
Dans le court roman de Bioy Casares, j’avais aussi été marqué par la scène du mur illusoire. Alors qu’il se trouve enfermé dans la salle des machines, le fugitif creuse le mur, mais le mur reste intact et fermé devant lui. Cela donne, il me semble, une idée de la sorte de double potentialité images. Elles sont à la fois des objets de connaissance : elles nous interpellent, nous mettent en mouvement, on peut creuser à travers et avec elles, les triturer, les altérer, c’est-à-dire les utiliser comme matériaux malléable pour penser. Mais elles jouissent surtout d’une forme d’inertie, d’un état stable et arrêté, presque immuable. Elles sont aussi frappées d’interdit – on est condamné à rester à distance. Doublement à distance puisqu’il s’agit de rester à bonne distance dans l’espace (au musée il est interdit de toucher), et être tenu à distance par le contenu, l’intention, le processus de l’artiste auquel on n’accède jamais tout à fait. Nicolas de Staël écrivait, dans un courrier à Pierre Lecuire, en 1949, « L’espace pictural est un mur, mais tous les oiseaux du monde y volent librement. À toutes profondeurs. » En cela, par ces aspects proches et définitivement lointains, par cette capacité à se laisser creuser tout en restant fermées et immobiles, à l’instar du mur de Casares, les images sont un point d’appui. Elles sont utilisables.
Pensée vers Winnicott, bien sûr, et sa théorie de l’utilisation de l’objet, vers le travail de René Roussillon, également, qui développait à partir du trouvé-créé winnicottien, l’idée de détruit-trouvé. Il s’agit de théories portant sur le développement de la réalité psychique du jeune enfant, mais il me semble, sans vouloir transposer les choses trop abruptement, qu’on peut entendre , ici, avec prudence sans doute, quelque chose de nos rapports aux objets qu’on contemple ou qu’on créé. Ce que j’abîme (utilise comme matériaux) et qui résiste à mes « attaques » (un peu comme Giacometti qui triturait sans relâche la matière des ses têtes), qu’elles soient réelles ou imaginaires, je peux le trouver, au sens fort du terme, le rencontrer. Il peut exister de façon fiable et durable pour moi.
L’image point de départ et point de retour.
Georges Didi-Huberman décrit de façon précise et très intéressante ce qu’il nomme « double régime » de l’image.
« les images savent, à leur manière – tout le problème est là –, produire un effet avec sa négation. […] elles ne sont ni l’illusion pure ni la vérité toute, mais ce battement dialectique qui agite ensemble le voile avec sa déchirure. » (p.103, Images malgré tout)
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Pour en revenir à la peinture de Jérémy, à cette branche de Casares : si l’image fait retour de telle façon, c’est qu’il reste une part d’insatisfaction. Elle n’a pas été pressée jusqu’au bout. Bien sûr, dans le décollement de la branche et de sa réplique, il y a prise de conscience. Conscience que l’imaginaire (machine à faire des images) superpose et tisse un monde aux mondes. Cette prise de conscience, par décollement, est peut-être le moment de l’inquiétude (« s’inquiéter de l’entre », écrit Georges Didi-Hubermann). Ce moment à la fois déstabilisant et fécond. Et partant de Jérémy, je finis avec lui, avec cette série de peintures qu’il nomme « images inquiètes ». Un dispositif qui fait penser aux séries de tableaux sur lesquels des triangles blancs ou noirs sont imprimés au devant du motif. Dans les deux cas, il est impossible de se perdre dans le paysage. La contemplation est mise en cause. On se trouve à distance par ce qui semble s’imposer entre le motif et soi-même. Dans la série des « images inquiètes », l’image est dissimulée, presque disparue sous un voile noir. Sorte de matérialisation de notre lien à l’image – présence et empêchement.
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Toujours difficile de se positionner par rapport à sa propre « production ». On n’accède pas de façon claire à la qualité intrinsèque de l’objet. C’est toujours une histoire de relation.
Je garde certains tableaux parce qu’ils me semblent avoir atteint quelque chose. Mais le plus souvent, c’est au bénéfice du doute : quelqu’un verra peut-être ce que je n’y vois pas. Pas sûr que ce soit une bonne méthode.
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Ce que je fixe sur les murs : questions et réponses enchevêtrées. Clairement perceptibles, mais inintelligibles.