La peinture de Jérémy Liron est travaillée par la question du regard : comment la mémoire, les sensations, la pensée investissent le regard ? Comment s’isolent les images ? D’où vient ce sentiment parfois que des choses, s’extrayant de la continuité, nous arrêtent, nous regardent ?
Attaché depuis de nombreuses années aux paysages urbains, à la présence géométrique familière et opaque d’architectures dressant leurs volumes dans la lumière, Jérémy Liron a opéré récemment un léger décalage. Après avoir resserré ses vues autour de fragments d’architectures devenant presque abstraits, il s’est intéressé à la sculpture, réinterprétant les travaux de sculpteurs anglais du XXème siècle comme Anthony Caro ou Henry Moore. Cette attention étendue à la statuaire a probablement initié sa série de dessins des Archives du désastre. En réaction aux divers attentats terroristes de Palmyre, du Bardo, de Charlie Hebdo et du Bataclan, il a ressenti le besoin de revisiter l’histoire humaine à travers les vestiges, les monuments et les ruines qui la racontent, envisageant alors cette relecture comme une psychanalyse.
Ainsi peut-on entendre le titre de l’exposition comme une exploration de la présence, de la mémoire par le biais de figures, géométriques ou humaines, lesquelles parfois semblent nous retourner le regard qu’on leur porte.

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L’exposition mêle et articule autour de l’idée de figures plusieurs séries de travaux qui ici entrent en résonance.
. La série des Archives du désastre qui introduit la visite se présente comme un ensemble d’une centaine de dessins de petit format recouverts par un voile sourd vert sombre et encadrés comme des fragments ou des reliques. Intimistes et silencieux, ils révèlent lorsque l’on s’en approche leur nature de documents : s’y déploie de l’un à l’autre la grande archive de l’histoire humaine que composent les sculptures, les monuments et qui disent entre sensualité, autorité et violence quelques-unes des pulsions qui nous animent. Initiée peu après les attentats de janvier 2015, réagissant aux destructions de Palmyre, du Bardo, aux exactions de Boko Haram en Centrafrique, cette série de dessins tente de répondre à cette question devenue obsédante : comment en est-on arrivés là ?

. Accompagnant la série des dessins des Archives du désastre et en reprenant parfois certains motifs, plusieurs toiles prennent pour sujet des sculptures, des statues. Par elles s’invite pour la première fois la figure dans le travail de Jérémy Liron qui jusqu’ici consistait presque exclusivement en des paysages urbains désertés, des architectures. En vérité, il ne faut pas y voir une rupture mais plutôt une continuité : nul portrait vivant dans ces tableaux, seulement des sculptures, des figures dressées aussi dures et immobiles que les immeubles qu’il peint. Là encore l’être humain n’est présent qu’en négatif, ne donnant à voir que les traces de son passage, le décor muet qui le précède et lui survit.

. La série de peintures sur papier et sur toile de petits formats intitulée Caro s’inspire librement de sculptures abstraites de l’artiste anglais Anthony Caro. Si les sculptures jouent de leur présence énigmatique ou compliquée en déployant leurs volumes, la peinture prend des libertés venant troubler la perception. Jérémy Liron considère ces territoires comme un laboratoire poétique où les choses dans leur ambiguïté échappent à être nommées.

. Les visiteurs attentifs remarqueront également des interventions discrètes situées à cheval entre l’architecture et la sculpture. De larges structures métalliques, aux dimensions de l’espace d’exposition participent à la mise en scène du regard. Invitant à circuler dans l’espace elles offrent à la fois une entrave physique et un jeu de fenêtres dont le dessin découpe les grands tableaux, rappelant les détails isolés dans la série des Archives du désastre. Ne sommes-nous pas condamnés, toujours, à aborder toute chose à travers la géométrie du regard, derrière sa paroi de verre ? Dans leur légèreté visuelle, ces grilles participent à cette volonté de donner à percevoir l’espace dans ses deux acceptions : l’espace physique auquel se confronte notre corps dans sa respiration et l’espace davantage mental de la grande temporalité et de la mémoire.