2019 : HABITER. UN LIVRE DE SEREINE BERLOTTIER ET JÉRÉMY LIRON AUX ÉDITIONS LES INAPERÇUS, par Georges Guillain in Les découvreurs, éditions LD.

Comme on aimerait pouvoir rassembler en une seule et belle phrase, voire en un seul et beau livre profond, brillant, définitif, cette indécidable part d’intime réalité autour de laquelle de textes en textes, de tableaux en tableaux, de tentatives en tentatives, nous tournons en fragments, en images. Dans la sourde mélancolie de ne jamais pouvoir pleinement l’habiter.

Habiter. Oui c’est cela : habiter. Mais que faut-il encore entendre par ce mot ? Tant nos formes et nos objets d’habitation, se montrent à leur tour divers et même pour certains contradictoires. Qu’est-ce qu’habiter pour ces millions de personnes qui chassées de leurs habitations ne connaissent plus, dans le meilleur des cas qu’abris, baraquements, toutes les formes précaires de l’habitat sauvage ou des enfermements étatiques ? Qu’est-ce qu’habiter pour l’enfant bricolant au jardin ses projections d’imaginaire ? Pour celui ou celle qui, surfant sur les sites de ventes immobilières, s’exténue, à partir des indications stéréotypées des annonces et des photos réalisées par les propriétaires, à se trouver un lieu qui « accueillerait [ses] patiences, [ses] souvenirs, [ses] projets, l’affection des herbes, la familiarité des nuages », tout en sachant au fond de soi qu’il cherche en fait à concilier l’inconciliable, ses rêves d’espace ouvert avec ses désirs d’intimité et de repli. Et qu’aux chaleurs et qu’aux lumières imaginées répondront immanquablement le froid perçant des grands murs de pierre et les vieilles peurs cachées dans l’hermétique compacité de la nuit.

C’est de cela et de bien d’autres choses, que me parle et se parle l’ouvrage que les Inaperçus, cette excellente petite maison d’édition dont le nom j’espère deviendra vite une antiphrase, ont récemment publié, sous le titre d’Habiter. Rassemblant comme c’est le principe de la maison, des textes de la jeune poète Sereine Berlottier et d’envoûtantes photographies d’œuvres du peintre lyonnais Jérémy Liron, le livre, sous-titré, traces & trajets multiplie de fait les gestes et les tracés pour tenter comme il peut de faire ensemble tenir, le détail et le tout de ce qui constitue pour nous cette complexe notion d’habitation. Dans ce qui rattache et sépare. Évoque le mobile et l’immobile, le dehors et le dedans. La possession des uns contre la dépossession des autres. Dans une écriture au présent qui s’offrirait le luxe de retenir entre ses mailles, aussi bien l’avenir que ses innombrables passés.

De ce beau livre impossible, voulu par son auteur, poète, comme « une cabane mais en plus confortable », ressort aussi l’idée que l’écriture est pour les hommes une manière d’habiter. Comme l’est, d’une autre façon, mais tout aussi intense et forte, la peinture dont ici l’écriture est accompagnée. Les formes un peu inquiétantes, désertées, simplifiées parfois à l’extrême avec leurs « traversées ouvertes sur l’absence », leur effet magnétique un peu de frontière, ainsi que la reprise quasi obsessionnelle de la même courte gamme chromatique qu’utilise ici Jérémy Liron forment une stimulante combinaison avec la grande mobilité et les incessants déplacements auxquels se livre l’écriture toute en relances et ruptures, en seuils, de Sereine Berlottier. Cela peut-être ne fait pas maison, se dit l’auteur d’Au bord1, qui compare, dans l’un des 144 fragments de la partie centrale du livre, son écriture à « une hutte ventée, bancale », imaginant en leurs lieux et places, un livre qui serait comme « une phrase longue, enracinée, cousue à d’autres plus anciennes, vieillissantes et reprises ». Mais nous appartient-il à nous, pauvres humains séparés, de pouvoir inventer jamais cet « abri sans fissures » ? Et n’est-il pas en définitive plus stimulant, pour l’esprit comme pour la vérité des choses, que de faire dessin de la multitude contrariée de nos tracés ? Le livre que nous donne donc ici les Inaperçus, riche de toutes ses références, multiples, riche aussi de toute sa liberté de formes, s’il ne délivre in fine, sur la notion d’habiter, aucune irrévocable formule, n’en fait pas moins partie de ceux qui illuminent. Explorant nos désirs, nos angoisses à travers l’ensemble des traces et des interrogations que l’existence dans sa double extension temporelle et spatiale, sans oublier culturelle 2, aura déposé au cœur de l’expérience intime de ses auteurs, poète et peintre, il étend large une maison où accueillir, aux bords, nos vies.