Abolir la ligne finie, ouvrir la figure, par Noémie Cursoux, in Pratiques Picturales, mai 2023.
Détruire l’image, ouvrir l’image
Jérémy Liron peint des paysages en prenant comme points de départ des photographies. Dans ses peintures, certaines caractéristiques tendent à rappeler l’esthétique de l’ébauche – parfois aussi visibles dans l’esquisse – telles que l’indétermination des éléments, les tracés irréguliers, les interstices vacants entre les éléments peints ou encore des surfaces traitées avec une faible densité de matière. Ces surfaces-ci, peintes d’une seule couche, rappellent à la fois l’ébauche – les premières couches de peinture déposées en glacis – et l’esquisse – les études préparatoires réalisées en lavis. On constate que plusieurs surfaces et aplats sont constitués de coulures dans la mesure où la peinture est extrêmement fluide, comme dans le diptyque Paysage n°97. La fluidité de la matière donne au paysage une présence évasive, voire fantomatique.
Dans Paysage n°83, Jérémy Liron peint les deux arbres du premier plan sans en donner ni les détails, ni la densité du feuillage. Il limite son intervention au choix de la forme et au positionnement de cet élément dans l’espace pictural. Ici, la représentation de l’arbre semble « inachevée », interrompue à l’état d’ébauche. L’artiste se refuse à ajouter davantage de couches de peinture dans la mesure où son œuvre n’a pas une finalité topographique et réaliste. Elle ne tend pas à donner tous les éléments du réel de manière exhaustive, au contraire, il dit : « La photographie réalisée en amont du processus de peinture est indicielle. […] Je n’ai pas une volonté documentaire, donc tout peut se retravailler et s’inventer sur la toile : des parties peuvent être enlevées, d’autres rajoutées, et chaque couche de peinture peut faire bifurquer à chaque fois. [8] » Ainsi, il laisse une place privilégiée à l’intuition et à l’accident. Dans l’une de ses nombreuses notes publiées sur son site Internet, il écrit :
« Tous les accidents, toutes les approximations, surfaces qui se joignent à peu près, lignes qui s’infléchissent, coulures, toutes les aspérités de l’image contribuent à ces mouvements dont on ne sait jamais bien s’ils s’originent dans la vue, le regard que l’on déplace ou dans les rapports internes de la peinture. Le tableau semble à chaque instant se construire et se déconstruire en un seul mouvement. Chaque détail, trace, bizarrerie qui relève du peint relance l’interprétation, si on veut bien entendre le terme au-delà de sa pauvreté habituelle, l’élaboration par laquelle le tableau se fait en soi. Rien de normal sur toute la surface, rien que des accidents, des aventures qui tentent d’équilibrer quelque chose qui les rassemble et les dépasse, les réalise et qui est le tableau. Avec mes manières d’aller à l’envers, recouvrir et faire remonter, recouvrir à nouveau, tordre, je construis le tableau en détruisant l’image. [9] »
Ainsi, bien que le spectateur ait suffisamment d’indices pour qu’un espace figuratif se construise sur sa rétine, les peintures de Jérémy Liron ne sont pas des images figées, arrêtées, closes et déterminées, comme peut l’être en revanche la source photographique. Au contraire, la volonté de l’artiste est de réussir à trouver le juste équilibre afin de laisser l’espace pictural ouvert pour que le spectateur puisse prolonger la construction du tableau. Picasso disait : « Terminer une œuvre ? Achever un tableau ? Quelle bêtise ! Terminer veut dire en finir avec un objet, le tuer, lui enlever son âme, lui donner la puntilla, l’achever comme on dit ici, c’est-à-dire lui donner ce qui est le plus fâcheux pour le peintre et pour le tableau : le coup de grâce. [10] »
Nous pourrions alors admettre que l’idée de représentation est relayée par l’idée de signe ou d’indice. La représentation cède le pas au signe. Paysage n°83 nous montre moins la représentation d’un lieu que le signe d’un lieu, le signe ou l’indice d’un arbre. D’autant plus, la matérialité translucide et fantomatique accroit son statut indiciel. Dans Histoire matérielle et immatérielle de l’art moderne et contemporain, Florence de Mèredieu évoque justement ce type de surface dont elle souligne le caractère évanescent :
« La couleur se perçoit, elle, comme opacité, substance ou surface qui arrête le regard. Il est cependant possible à la lumière – sous une forme plus ou moins métaphorique (fonds, glacis) ou très réelle (ampoules électriques, néons, écrans vidéo, supports laissant passer la lumière comme le Rhodoid, les feuilles de plastique, etc.) – de rendre cette couleur translucide. […] la matière semble ne pas vouloir peser, faire bloc ou volume. Elle ne se donne que comme apparence, apprêt. Ses propriétés peuvent y sembler fantomales, distraites. [11] »
Oscillant entre apparition et disparition, présence et absence, un élément fantomal peut ainsi être envisagé comme un indice, d’après les recherches que consacre Véronique Mauron à l’indice dans Le Signe incarné : ombres et reflets dans l’art contemporain. Selon elle, un indice est un signe qui possède une relation ambiguë avec son référent, articulant à la fois son apparition et sa disparition, sa présence et simultanément son absence matérielle. L’auteure désigne les ombres et des reflets de signes indiciels. « L’ombre est un indice qui fait corps avec son référent. Il s’agit d’une relation contiguë entre le réel et la représentation. […] Elle est un signe qui surgit dans l’espace et dans le temps de son référent. [12] » Les arbres de Paysage n°83 – sans être la représentation d’une ombre à proprement parlé – possèdent certaines caractéristiques d’une forme indicielle puisque l’artiste donne à voir la forme et la position approximatives du référent sans en donner son contenu et sa consistance, telle une ombre. Aussi, son apparition provoque la semi-disparition du bâtiment qui cependant continue à transparaitre à travers certaines lignes claires qui se prolongent à la surface du feuillage. Également translucide, le bâtiment peut lui aussi être envisagé comme un élément fantomatique et indiciel, oscillant entre apparition et disparition. Dans la mesure où « [l]’oscillation provoque autant l’altération, la défiguration, la destruction que la révélation, la formation et la récupération [13] », les artistes engagés dans un processus indiciel détruisent l’image au moment où ils construisent la peinture.
(…)
texte intégral: ici.